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véridique et sincère. La dette contractée par les imitateurs allemands ne saurait être douteuse, puisqu’ils en font l’aveu. Charlemagne et ses douze pairs, tous les personnages, tous les caractères poétiques créés par nos chansons de geste passent en Allemagne, Roland, Amis et Amiles, sous le titre de Engelhart et Engeltrut, Guillaume au court nez, etc. Beaucoup de nos poèmes d’aventures (ce sont des espèces de romans en vers) y passent aussi, Flore et Blanche fleur, — le Beau Desconnu sous le titre de Wigalois, l’Eracles de Gautier d’Arras, la Guerre de Troie de Benoît de Sainte-More. Les plus nombreuses de ces imitations d’outre-Rhin ont pour sujet les preux de la Table-Ronde, popularisés de tous les côtés par les rimes de Chrestien de Troyes. À la tête de ceux qui se disputent cette mine féconde, il faut placer un des meilleurs poètes de l’ancienne Allemagne, Wolfram d’Eschenbach, avec son Titurel et son Parzival, Ulrich de Zazichoven avec son Lancelot, plusieurs autres avec leur Tristan. Des vers entiers des poèmes originaux sont conservés dans ces imitations ; ainsi on lit dans le Tristan allemand :

Isot ma drue, Isot m’amie,
En vous ma mort, en vous ma vie.


À cette époque, il s’introduisit dans l’allemand des mots qui depuis en ont disparu, par exemple bersen, pour tirer de l’arc (français, herser), kointiren, faire le cointe, le beau (français, cointoyer), etc. Toute cette influence est bien récapitulée par le poète allemand Uhland « La langue romane française, écrivait-il en 1812, a enfanté un cycle véritablement épique… L’image d’une époque puissamment héroïque, un faisceau de traditions nationales, une action vivement développée, un style naturel et vrai, l’emploi constant du rhythme musical, tels sont les traits distinctifs qui établissent une analogie entre les chants homériques, les poèmes chevaleresques de la France et les Niebelungen. »

En Espagne, ni le poème sur le Cid, ni la Cronica rimada, ne peuvent passer pour un emprunt fait à nos chansons de geste. Comme ce poème, le plus national de l’ancienne Espagne et que les copistes ont peu altéré dans sa rudesse primitive, ses constructions irrégulières, sa versification par assonances, est à peu près du même temps que notre longue suite de récits guerriers sur Charlemagne et ses premiers successeurs, d’un temps où dominait dans la famille européenne, avec l’unité catholique, une certaine conformité de mœurs, de sentimens et de langage, il semble plutôt inspiré d’un même souffle, d’un même génie ; mais dans presque tous les autres grands poèmes de l’Espagne l’imitation est incontestable. Le curé de Don Quichotte, dans son exécution des livres de chevalerie,