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qui l’avait animée s’amortit et s’éteint, l’oreille se déshabitue des finesses de la déclinaison et cesse d’attacher un sens précis aux finales caractéristiques. La langue se dépouille de cette part de latinité qu’elle avait retenue. Donc de ce côté aussi se présente un intervalle de déformation et de réformation, intervalle peu favorable, comme on sait, aux belles productions dans les lettres : il faut attendre que l’ordre se soit rétabli dans la langue et dans la grammaire.

Bien que par des causes purement historiques la veine d’invention et de production soit épuisée en France au XIVe siècle, l’Europe ne cesse pas pour cela de tenir en grand renom notre littérature ; ce n’est pas, il est vrai, des œuvres de ce siècle qu’elle s’occupe, mais c’est des œuvres des trois siècles qui ont précédé. Dans cette histoire de l’esprit français, il y a deux choses à noter, l’antériorité et le renom. Il est maintenant certain que la première effusion de poésie après l’établissement des nouvelles sociétés qui succédèrent à l’empire romain appartient à la France. L’Angleterre, dont la langue même ne se dégage que vers le XIVe siècle, n’a rien d’antique à présenter, L’Allemagne dès le XIIe siècle traduit ou imite nos poèmes, et n’a d’antérieur que les Niebelungen, dont l’influence fut étouffée par la poésie chevaleresque et féodale. Les œuvres de l’Espagne, sauf le poème du Cid, n’atteignent pas l’antiquité de nos plus vieilles chansons de geste, et l’Italie ne commence à avoir des poètes dont il soit gardé quelque souvenir que dans le XIIIe. C’est surtout à propos de l’Italie qu’il faut avoir présente à l’esprit l’antériorité de la France, car en ce point la fausse histoire a créé un préjugé enraciné : nous sommes accoutumés à voir en elle l’institutrice de la France comme elle le fut de la Gaule ; mais il n’en est rien. Sans doute, dans le XVIe siècle et au commencement du XVIIe, l’Italie et aussi l’Espagne exerceront beaucoup d’influence sur l’esprit français ; dans les hauts temps du moyen âge, c’est la France qui exerce de l’influence sur l’esprit italien.

Une littérature pourrait être antérieure et cependant être restée dans l’obscurité et sans influence au dehors. Loin de là, l’éclat fut grand ainsi que l’influence. Si l’on demande comment il se fit que la France eut l’antériorité, il se montre plusieurs causes dont l’analyse délicate m’entraînerait trop loin, parmi lesquelles le règne de Charlemagne tient sans doute un rang principal, et qui déterminèrent aussi les langues d’oïl et d’oc à conserver deux cas de la latinité, par prérogative sur les autres langues romanes ; mais si l’on demande comment il se fit que la France eut le succès, il est facile de répondre que le sentiment des nations catholico-féodales qui formaient un faisceau appartiendrait à qui viendrait s’en saisir. Aussi les oreilles s’ouvrirent partout avec sympathie aux premiers chants de guerre, de chevalerie, de piété et d’amour dans le monde nouveau.