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lui avions ouverte. Il partit comme un trait, écartant les lames de droite et de gauche, pareil à un cheval échappé. Restait à savoir où. il allait ainsi. Je sautai sur ma carte : en faisant le sud-ouest, nous pouvions enfiler sans crainte le canal des Baléares jusqu’au cap Saint-Martin. Je donnai l’ordre devenir au sud-ouest. Deux ou trois lames nous prouvèrent bien vite que cette route était impossible. Nous essayâmes de venir au sud-est ; la tentative n’eut pas plus de succès. Le vent était franc nord, et tout ce que nous pouvions faire, c’était de fuir vent arrière. On ne pouvait dire que la mer fût très grosse. Elle était en quelque sorte couchée par le vent ; mais la crête des lames, enlevée comme un immense embrun, jaillissait à bord dès que nous présentions à la vague l’une ou l’autre hanche. Nous passions littéralement à travers une couche d’écume, sans pouvoir, bien que la lune brillât au plus haut du ciel, rien distinguer à une encablure devant nous. J’estimais notre vitesse à douze milles environ à l’heure. Tout flottait sur le pont, les échelles, les coffres à signaux et les cages à poules. La plupart des matelots, l’œil morne et abattu, s’étaient réfugiés sur l’arrière : quelques-uns s’efforçaient d’épuiser d’en bas l’eau qui tombait par les écoutilles dans le faux-pont. Une dizaine de gabiers, l’élite de l’équipage, raffermissait les dromes, faisait jouer les pompes et parait aux mille avaries qui se déclaraient à chaque instant. Deux de ces gabiers, Moulinier et Matty, s’étaient chargés de la barre. Ils ne la quittèrent pas de la nuit. Aucun des officiers ne s’était couché. Tous étaient à leur poste, m’entourant et me secondant. Vers six heures du matin, nous approchions évidemment de la terre. La brise, qui jusqu’alors n’avait été qu’une rafale continue, sembla mollir. Une lame énorme se dressa sur notre arrière et vint déferler sur nous. Je crus qu’elle nous engloutissait et que tout était fini. Je me souviens qu’en cet affreux moment, lorsque j’étais encore accablé sous la montagne d’eau qui nous avait couverts, que le brick semblait s’enfoncer sous mes pieds, et que je m’imaginais ne jamais revenir à la surface, j’eus le temps de faire cette réflexion : « C’est donc ainsi qu’on meurt ; je m’étais figuré que c’était plus pénible. » Nous ne restâmes pourtant submergés que quelques secondes. J’entendais autour de moi ces paroles sinistres : « La barre est cassée ! « Il n’en était rien par bonheur. Deux rayons de la roue de gouvernail que serraient de leurs doigts nerveux Moulinier et Matty s’étaient seuls brisés entre leurs mains.

Je pris un grand parti. Il était évident qu’avec la route que nous avions suivie depuis deux heures du matin nous ne pouvions pas conserver l’espoir, que j’avais eu un moment, de passer au large de Minorque. Notre seule chance de salut était de trouver le passage