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l’expérience acquise sur le champ de bataille se défiait de toute nouveauté. Son calme était fait pour contraster avec notre ardeur présomptueuse. On eût dit que son heure n’était pas encore venue, et qu’il attendait le premier coup de canon pour nous faire voir sur quel terrain il avait appris son métier. Il s’ennuyait en rade de Toulon et exerçait sans plaisir ce commandement désobligeant qu’on lui avait donné quand il n’en pouvait plus rien faire. Ne sachant quel emploi assigner à notre escadre, n’osant l’envoyer croiser dans la Méditerranée au cœur de l’hiver, on se décida enfin à laisser une division sur rade, aux ordres du contre-amiral de La Susse, pendant qu’une autre division irait avec le vice-amiral Hugon stationner aux îles d’Hyères.

La division du commandant en chef se composait de cinq vaisseaux : l’Océan, vaisseau à trois ponts portant le pavillon de l’amiral et commandé, par le capitaine Hamelin ; l’Iéna, le Neptune, le Généreux et le Triton. La frégate la Médée reçût l’ordre de l’accompagner. Cette escadre appareilla de Toulon le 21 janvier 1841, vers quatre heures du soir, avec l’intention de passer la nuit au large et d’aller chercher le mouillage des îles d’Hyères le lendemain. À peine fut-elle en dehors du cap Sep et que le vent de nord-ouest se leva. L’escadre, sous une voilure réduite, conserva les amures à tribord. Dans la nuit, le vent redoubla de violence. L’amiral jugea prudent de s’éloigner du golfe de Lyon et de prendre la bordée qui le rapprocherait du golfe de Gênes. On n’était déjà plus en ligne, et si les mouvemens de l’amiral peuvent être facilement exécutés sans signal par une file de vaisseaux rangés exactement dans les eaux les uns des autres, il n’en est pas ainsi quand on navigue en peloton. Avant de virer de bord, il fallait de toute nécessité en donner l’ordre par signal. On l’essaya, mais au milieu de la tempête les fanaux s’éteignirent ou se brisèrent. Il n’y avait déjà plus moyen de s’entendre. Aussi, quand le jour se fit, l’escadre était-elle dispersée : la plupart des vaisseaux, jetés sous le vent par la dérive, n’auraient pu, s’ils avaient alors viré de bord, doubler avec certitude l’île de Corse. Un seul vaisseau, le Généreux, le tenta, et ce fut le seul qui atteignit les îles d’Hyères. Le reste de l’escadre s’en allait en travers du côté de Mahon. Jusqu’au 23, elle n’avait été aux prises qu’avec un violent coup de vent d’hiver ; dans la nuit du 23 au 24, ce fut un ouragan qui éclata. Le vent passa au nord et balaya tout ce qui se trouva sur sa route. D’un bout de la Méditerranée à l’autre, ce ne fut qu’un désastre. La Marne se perdit dans la baie de Stora, le Météore se réfugia dans le port de Malte, après avoir failli périr sur l’île Maritimo ; il n’y eut pas un des navires surpris par cette tempête à la mer qui ne fît de graves avaries ou ne courût les plus