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assigné était difficile à garder. Je devais constamment rester au vent de l’amiral et à portée de voix. Aussi ne dormais-je que tout habillé ; au moment le plus imprévu, un signal pouvait m’appeler sur le pont. Enfin je réussis à sortir sans encombre de cette épreuve. La marche supérieure de la Comète m’était d’un grand secours. Je suivais presque toujours l’Iéna sous les deux huniers, le grand foc et la brigantine, dont je tenais même souvent le point d’amure cargué. Si je me trouvais dans l’embarras, serré de trop près par un vaisseau, je n’avais qu’à laisser tomber la misaine ou à border les perroquets pour bondir en avant et me trouver bientôt hors des atteintes du monstre. Mon affection redoubla pour un navire qui me servait si bien. J’aurais eu un bâtiment moins heureusement doué que j’aurais probablement passé pour un maladroit. Telle est la justice des marins. Qu’on s’étonne ensuite de l’ardeur que nous mettons à réclamer sans cesse des perfectionnemens pour les bâtimens que nous commandons. N’est-ce pas à nous, qui jouons tout sur ce dé, notre vie, notre honneur, de nous montrer difficiles ? Avec la voile encore, le capitaine pouvait jusqu’à un certain point suppléer par son habileté à l’insuffisance de son navire. Que peut-il faire contre l’insuffisance d’une machine ?

Des grains violens nous rappelèrent enfin la nécessité de rentrer au port. Plusieurs fois l’escadre avait failli être dispersée ; mais elle finissait toujours par se rallier autour de l’Iéna, qui, ferme comme un roc, ne cédait pas, quelque impétueuse que pût être la rafale, un pouce de terrain à la brise. Nos vaisseaux s’aguerrissaient à vue d’œil. L’amiral Lalande n’était pas exempt d’impatience, mais il était juste : il savait que tous ses capitaines ne pouvaient être manœuvriers au même degré que le capitaine Hamelin ou le capitaine Bruat. Ce qu’il leur demandait à tous, et ce qu’il en obtenait sans peine, c’était de la bonne volonté. Il était d’ailleurs une chose qu’il mettait bien au-dessus de ce don si rare de la manœuvre, c’était la pratique de la guerre. Parmi les commandans de l’escadre, il en était qui avaient assisté sous l’empire à de sanglans combats ; il en était même qui avaient servi pendant plusieurs années sous les ordres du capitaine Bouvet. De tels hommes eussent cent fois manqué de coup d’œil dans les évolutions prescrites, que l’amiral Lalande ne les en eût pas moins tenus pour d’excellens capitaines. Il n’hésitait pas à le proclamer. « Vois-tu, me disait-il souvent, cet officier qu’on serait tenté de prendre, à son air de bonhomie, pour un juge au tribunal de commerce : parle-lui de l’Aréthuse et de l’Amelia, et dis-moi si le regard de ce brave n’est pas fait pour électriser un équipage. »

L’amiral Lalande cherchait ainsi partout les motifs de sa confiance ;