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un grand saint pour l’église. L’épître, écrite avec une imagination de feu et beaucoup d’éclat de style, était une de ces déclamations scolastiques, fort en vogue au IVe siècle, et qui passaient alors pour la véritable éloquence. Tout le monde la lut, tout le monde voulut en retenir les pages les plus brillantes, et Jérôme un jour ne fut pas médiocrement surpris d’entendre Fabiola les lui réciter de mémoire sous le même ciel où il les avait tracées. L’admiration pour le moine dalmate était donc à son comble dans la société chrétienne de Rome, quand on apprit vers 382 qu’il revenait en Europe, ramené par des événemens qui touchaient à>la fois aux aventures de sa vie privée et à des divisions religieuses menaçantes pour l’église occidentale.


III

Jérôme, ou plus exactement Eusebius Hieronymus, pouvait avoir alors trente-six ans. Né vers 346, sur la pente méridionale des Alpes illyriennes, entre Émone et Aquilée, dans la petite ville de Stridon, moitié pannonienne, moitié dalmate, parmi des populations agrestes et presque barbares, il y puisa peut-être, comme il s’en confesse, les défauts d’une humeur âpre et violente, mais en revanche aussi une sève ardente et originale que le génie italien ne connaissait plus. Sa famille était chrétienne et assez riche pour que son père l’envoyât terminer ses études à Rome, sous le célèbre grammairien Donatus, qu’il appelle son précepteur. Jérôme apprit sous ce maître habile tout ce qu’on apprenait alors dans les écoles, la grammaire, la rhétorique, la philosophie, la jurisprudence. Il soutint avec éclat des controverses oratoires, suivit le barreau, et s’acquit parmi la jeunesse romaine un grand renom de savoir et d’éloquence. Tout en étudiant, il amassait, à force d’argent et de travail, cette précieuse bibliothèque qui devint la compagne inséparable de sa vie, acquérant les livres qui pouvaient s’acheter, et copiant les autres de sa main, pendant de longs jours et de longues nuits. Des bancs de l’école où il était assis, il vit naître et mourir l’empire de Julien, les temples se rouvrir, le sang des victimes tombées sous le couteau infecter de nouveau les places et les rues, les païens triompher avec insolence, les chrétiens obligés de se cacher ; puis, à cette soudaine nouvelle : « l’empereur est mort ! » la scène change, c’est à l’église de se réjouir, aux païens de trembler. Il entendit un d’entre eux s’écrier avec une colère mêlée d’épouvante : « Vous dites, ô chrétiens, que votre Dieu est patient, voyez pourtant comment il frappe ! » Ces tableaux, faits pour émouvoir une jeune imagination, se gravèrent profondément dans la sienne ; il se les représentait encore, au bout de cinquante ans, dans toute