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rain le plus circonscrit et en apparence le plus ingrat, elle réussit, par sa patience et son adresse, à en tirer les fruits les plus précieux. Qui pourrait croire, au premier abord, que l’histoire des mathématiques par exemple fournit des documens très précieux pour l’histoire générale des civilisations ? À ceux qui voudraient s’en assurer, je n’aurais qu’à offrir un volume récent écrit sur les origines des sciences exactes par M. Maurice Cantor, un jeune professeur de l’université de Heidelberg. Pour ma part, je ne me suis point laissé arrêter par le titre un peu effrayant de son livre : Contributions mathématiques à l’histoire de la culture des peuples. J’ai été étonné de trouver dans l’ouvrage de M. Cantor tant de considérations pleines d’intérêt mêlées à des recherches en apparence si arides ; je ne soupçonnais guère, avant de l’avoir lu, jusqu’à quel point l’histoire des mathématiques peut servir à éclairer l’histoire proprement dite. Dans ce champ si étroit, on se figure aisément qu’il n’y a rien ou presque rien à glaner : un peu de réflexion fait pourtant comprendre que rien ne touche d’aussi près que la science mathématique à la vie intime, aux mœurs, aux traditions, à tout ce qui constitue la civilisation d’un peuple. Non-seulement l’arithmétique règle les habitudes du commerce, les relations du capital et du travail, la routine des échanges, elle a encore une fonction plus haute, elle marque dans une race ce qu’on pourrait appeler le niveau du génie spéculatif ; ses signes, ses symboles, ses opérations, tantôt opposent à l’abstraction des obstacles insurmontables, tantôt lui ouvrent des espaces presque sans limites. La science des nombres fournit à toutes les autres sciences les mesures sans lesquelles leur progrès est impossible ; elle contribue ainsi à en provoquer ou à en retarder indéfiniment le développement, selon qu’elle est elle-même fondée sur des conceptions plus ou moins philosophiques.

Si l’on réfléchit au rôle de la géométrie, on comprendra aisément qu’il est tout autre que celui de l’arithmétique : le nombre est une abstraction, la forme parle aux sens et aux regards. Aussi n’est-il pas étonnant que le génie algébrique et le génie géométrique soient tout différens et même en un sens contradictoires : ces deux branches des sciences positives ont eu des développemens historiques presque indépendans au début. L’arithmétique scientifique, M. Cantor le démontre, est sortie de l’Asie, elle a eu son berceau dans l’antique Babylonie et dans la Chine : la géométrie, science tout esthétique et extérieure, a d’abord fleuri dans l’Égypte et dans la Grèce. Enfin c’est du mariage du génie asiatique et du génie grec qu’est sortie toute la science des anciens, et cet heureux croisement a été l’œuvre d’un seul homme, de Pythagore.

On s’étonnera peut-être que l’on ose assigner à un individu isolé