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les premiers soucis du commandement. Des comparaisons désobligeantes m’échappaient malgré moi à chaque instant. Le Furet, dans un coup de vent, eût bien moins fatigué ! Avec quelle aisance il eût doublé cette pointe ! Est-ce qu’il avait jamais manqué à virer ! Un autre enthousiasme vint heureusement faire diversion au mien. Le vaisseau le Suffren avait brisé ses chaînes et ses ancres dans une tempête essuyée sur la rade de Cadix ; il était à la côte. L’amiral Lalande et l’Iéna furent envoyés à son aide. Pour que nous ne fussions point arrêtés au détroit de Gibraltar, un navire à vapeur de 160 chevaux, le Phare, nous fut adjoint : en cas de vents contraires, il était destiné à nous remorquer. Si je ne jurais que par le Furet, le capitaine du Phare, lui, ne jurait que par la vapeur. Nous avions encore pour ce moteur nouveau les dédains dont MM. les officiers des galères avaient longtemps accablé les vaisseaux du roi. L’amiral Lalande n’a connu que des vapeurs à roues ; s’il eût vu poindre l’hélice, il eût sur-le-champ abjuré ses préventions, car c’était un esprit prompt, fertile, et avant tout ami du progrès. Tels qu’ils étaient, les navires à vapeur, s’il les jugeait de mauvais instrumens de combat, pouvaient du moins devenir de précieux auxiliaires lorsque le calme enchaînait et paralysait les vaisseaux ; mais il fallait que la remorque fût prise et donnée lestement. Ce fut de la part de l’Iéna et du Phare l’objet de nombreux et intéressans exercices. Jusque-là, on n’exécutait cette manœuvre qu’en mettant une embarcation à la mer. On faisait ainsi passer péniblement, et non sans quelque danger, les câbles de remorque d’un navire à l’autre. Nous employâmes un moyen plus prompt. L’Iéna, ses vergues brassées en pointe et bien effacées, continuait sa route ; le Phare venait passer le long de son bord. Au moment où il nous rangeait d’assez près pour paraître nous effleurer, un gabier jetait sur son pont le bout d’une ligne de pêche. Le vapeur continuait sa route et se trouvait bientôt sur notre avant. À l’aide de la ligne de pêche, ses matelots tiraient à eux une ligne de sonde, puis une corde plus grosse, un faux-bras, sur ce faux-bras, ils attachaient le bout du câble de remorque, qui restait constamment ployé sur la dunette du Phare. À notre tour, nous halions à nous cette amarre, et lorsque la mer était belle, quelques minutes à peine après l’appel qui lui avait été adressé, le Phare nous enlevait avec une vitesse de trois ou quatre nœuds à l’heure. C’étaient ses jours de triomphe : la vapeur était donc bonne à quelque chose ? Mais dès que la brise s’élevait, il fallait voir avec quel ingrat mépris nous rejetions en dehors le câble inutile ! Le Phare le rangeait pli à pli sur sa dunette et le tenait prêt pour une autre occasion ; puis il essayait de nous suivre, essoufflé, roulant, tanguant, couvert de fumée et de voiles. « On ne