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commerçant par excellence, on traite le commerce national avec bien moins de sympathie et d’égards que chez nous. Il est peu d’occasions où l’on ne lui fasse payer sans merci les services qu’on lui rend.

Bien que je commandasse le Furet depuis plus d’un mois, je n’avais pas encore des idées bien arrêtées sur la manœuvre de ce genre de bâtiment. Les maîtres, les matelots n’avaient pas plus que moi navigué sur un cutter. Nous nous étions tous en diverses circonstances trouvés, je dois le dire, un peu. empruntés. Ce n’était pas le Manœuvrier de Bourdé-Villehuet[1] qui pouvait me tirer d’embarras. Mon capitaine anglais avait précisément passé sa vie à bord d’un cutter ; je ne sais même s’il n’y était pas né. Je lui exposai franchement mes doutes. En quelques mots, il m’apprit tout ce qu’il m’importait de savoir. Les appareillages m’avaient paru quelquefois difficiles ; c’était au contraire la manœuvre la plus simple. Virer de bord vent arrière était bien périlleux ; aussi n’y fallait-il pas songer. « Keep her two, three points free, and she will never miss stays ; un cutter vire toujours vent devant, pourvu qu’on mette suffisamment de vent dans la voile. » — Et la cape ? — « Sous l’artimon et le dernier foc, le storm-jib. » — Mais s’il vente tourmente ? — « Ne gardez alors que la trinquette, lâchez un peu l’écoute, mettez la barre dessous, and she will be like a duck ; ce sera un canard sur l’eau. » Le conseil était bon, je ne tardai pas à en faire l’expérience. Malheureusement le Furet avait une mâture trop haute, un pont trop bas, un avant trop gros. Tous ces inconvéniens avaient sauté aux yeux de l’honnête capitaine. Il me recommanda d’user de prudence, en hiver surtout, et de ne pas croire que, parce que les yachts de plaisance passaient où eussent été arrêtées les frégates, le Furet pût en faire autant.

Cadix est une de ces villes heureuses où l’on ne peut aborder

  1. Traité de manœuvre resté classique depuis le temps de Louis XVI. — Bourdé-Villehuet, qui était un capitaine de la compagnie des Indes, a le premier appliqué les lois de la statique à l’étude des problèmes que nous avons à résoudre chaque jour. Il a décrit l’effet du vent sur chaque voile, celui de chaque voile sur le bâtiment. Flottant au milieu du fluide, le navire, lorsqu’il obéit à l’effort qui le sollicite, pivote autour de son centre de gravité. La pression des voiles de l’avant doit donc balancer la pression des voiles de l’arrière. Le gouvernail rectifie les écarts qui se produisent à droite ou à gauche. C’est ainsi que le bâtiment suit sa route. Dérangez cet équilibre, vous obtiendrez les divers mouvemens que vous avez intérêt à produire. Bourdé-Villehuet, dans ce style simple dont il faudra peut-être un jour retrouver le secret, a présenté avec une clarté admirable la décomposition de forces qui s’opère sur les voiles, sur la carène, sur le gouvernail : il a ainsi analysé la plupart des manœuvres ; mais ses théorèmes n’ont trait qu’aux bâtimens munis d’une voilure complète. Quant aux autres, aux cutters par exemple, ils demandent à être maniés avec un tact qui ne s’acquiert pas dans les livres.