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Roussin, nommé ambassadeur à Constantinople, demanda qu’un navire fût envoyé à sa disposition dans le Bosphore, le Furet parut tout désigné pour cette honorable mission ; seulement, comme il s’agissait de lui faire traverser le golfe de Gascogne et la Méditerranée, on jugea prudent de lui rogner préalablement les ailes et de le munir d’un semblant de bastingage qui éleva d’un pied environ sa hauteur au-dessus de l’eau. J’omets certains détails techniques ; je ne parle ni de la civadière, ni du bout-dehors de foc dont on l’orna. Ainsi préparé, il partit. Sa traversée fut rude. Arrivé devant la Corne-d’Or, il obtint de prime saut l’admiration des Turcs. Le capitan-pacha l’envoya mesurer et en fit dresser le plan. À Thérapia, il fut moins bien accueilli. L’amiral Roussin crut à une mystification et se montra offensé. On lui promit de remplacer le Furet dès qu’on aurait pu armer un autre navire, et bien que l’accomplissement de cette promesse se fût fait un peu attendre, le cutter avait été vers la fin de 1836 ramené au port de Toulon pour y finir ses jours.

Tel qu’il était, ce pauvre Furet, je ne pouvais cependant passer près de lui sans le regarder d’un œil d’envie. Je me disais que ce serait un beau sort d’être le capitaine de ce petit navire. Il était vieux, on pouvait le rajeunir ; laid, on l’embellirait. J’étais à l’âge où toutes les femmes sont jolies, où tous les navires sont passables. Par un hasard presque miraculeux, mes vœux furent exaucés. Le Furet sortit de son tombeau. Le bonheur voulut qu’on le trouvât encore plus pourri que je ne l’avais pensé. À l’exception de l’avant et de la carène, il fallut le refaire tout entier. J’évoquai mes souvenirs du Levant ; je me rappelai ces yachts légers, aériens, que de jeunes lords nous avaient montrés sur la rade de Smyrne. Le Furet ne fut pas seulement refondu, il fut métamorphosé. Je partis pour l’Espagne vers la fin de 1837 avec une poupe neuve qui surplombait les flots et un beaupré qui se rentrait à volonté d’un ou de plusieurs crans, suivant l’état de la mer. Un yacht n’eût vraiment pas eu meilleure grâce. Nous étions en novembre. Le lendemain de notre départ, quand je m’éveillai au milieu du golfe de Lyon, je trouvai la mer grande et le Furet petit. La chose était assez naturelle. Je n’avais aucune expérience, et je sortais d’un vaisseau de 74. La brise fraîchit beaucoup et passa au sud-ouest. Le commandant Lalande m’avait élevé dans le mépris des relâches. Un relâcheur, pour lui, était toujours un triste officier. Je tins bon quelque temps, mais l’instinct de conservation l’emporta. J’allai, après avoir bataillé toute une nuit, chercher un refuge à Port-Vendres. Quand le vent se fut fixé au nord, je repris ma route vers Barcelone. La journée cette fois fut délicieuse ; nous serrions la côte de près, et, le vieux Portulan