Page:Revue des Deux Mondes - 1864 - tome 52.djvu/944

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

contraire on se complut dans son œuvre, on aima ce qu’on avait créé, et l’on prit confiance en soi-même. J’ai vu sur la Ville-de-Marseille la marine renaissante chercher sa voie. Quelques années plus tard, elle l’avait trouvée : elle s’appelait l’escadre de la Méditerranée.


V

Je ne raconte point mes campagnes ; je cherche dans mes souvenirs ce qui peut faire revivre pour quelques instans une marine qui n’est plus, ce qui peut surtout la rattacher à la marine du présent, déjà menacée elle-même d’une prochaine déchéance par la marine de l’avenir. Les vaisseaux à voiles ont fait place aux vaisseaux à vapeur. Ces derniers s’effacent aujourd’hui devant les frégates cuirassées. Demain peut-être nous ne verrons plus que des navires à tours : tout change vite dans le siècle où nous sommes ; c’est peut-être pour cela qu’il faut pardonner quelques regrets au passé. Le passé a si peu vécu.

J’ai été des premiers à prédire les envahissemens de la marine à vapeur, de cette force naissante, qui allait nous obliger à renouveler nos études. L’intrépide amiral sous lequel j’appris à aimer la marine à voiles n’a pas connu l’amertume de ces pressentimens. Il n’était pas dans sa nature de prévoir ce qui lui déplaisait. Au temps de Charlemagne, il eût vu les Normands remonter la Seine qu’il n’eût pas cru pour cela l’empire des Francs ébranlé. Aussi, quand il quitta la Ville-de-Marseille, me recommanda-t-il de retourner le plus tôt que je pourrais à la mer, et d’y retourner sur un vaisseau. Je lui aurais obéi, si dans un angle obscur de la rade de Toulon n’eût existé un bateau d’une soixantaine de tonneaux décoré par le ministère de la marine du nom de cutter. Ce cutter, construit jadis à Dieppe pour servir de yacht à la duchesse de Berry, était une preuve des difficultés que rencontre en tout pays l’acclimatement des espèces étrangères. Le cutter est anglais, comme le lougre est français et la goélette américaine ; mais nous sommes habitués à ne douter de rien : la princesse voulait un cutter, on lui en offrit un peu coûteux il est vrai, car on le chevilla en fer et on se contenta de le revêtir d’un enduit résineux pour le préserver des vers. Le Furet, — puisqu’il faut l’appeler par son nom, — n’avait pas, comme pourrait le faire croire son extrait de baptême, la taille svelte. Il était au contraire très renflé de l’avant, et si pour le bâtir on avait choisi un modèle anglais, ce devait être celui d’une de ces grosses barques qui viennent se charger sur nos côtes d’œufs et de pommes de terre ; mais il avait porté le nom de yacht, et quand l’amiral