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miraculeusement à travers les bancs de l’Hermus. On nous signale de venir mouiller dans l’est d’un vaisseau dont une flamme et un pavillon nous indiquent le nom. Notre chef de timonerie ne voit pas ce second signal et nous transmet d’une façon incomplète l’ordre qu’il s’est chargé de traduire. Il affirme que nous devons prendre poste dans l’est de l’amiral. Toutes les longues-vues sont braquées sur le mouillage. Pas de place ! ordre absurde ! manœuvre impraticable ! voilà les commentaires qui suivent cette inspection. Le commandant Lalande reste un instant étonné, mais bientôt il sourit au problème difficile qu’on lui pose. C’est le traiter en maître. Il accepte le défi. La nuit cependant est venue : un vaisseau sous notre proue ! Un coup de barre nous le fait éviter. Une frégate à tribord ! une frégate à bâbord ! Nous passons entre deux. Un brick droit devant nous ! Nous mouillons sous sa poupe, nous filons cinquante brasses de chaîne et nous restons tranquilles. Nous sommes à notre poste, — un peu près de l’Iphigénie cependant. — Mais, se disait le commandant Lalande, ainsi l’a voulu l’amiral, cela le regarde. Les officiers, accourus sur toutes les dunettes pour nous voir passer, avaient cru que nous perdions la tête. Où va-t-il ? disait-on. Tout le monde connaissait le signal qui nous avait été adressé, excepté nous-mêmes. L’amiral n’était pas satisfait : dès qu’il vit le commandant Lalande, notre erreur lui fut facilement expliquée. Tout ce qu’il nous demanda, ce fut de changer dès le lendemain matin de mouillage. La brise était restée fraîche. Nous étions à une demi-longueur de vaisseau de l’Iphigénie, On croyait généralement sur rade que nous allions nous touer sur des ancres à jet, harasser notre équipage ; on nous connaissait bien ! Nous hissâmes très paisiblement nos huniers, nous virâmes notre ancre et nous abattîmes sur bâbord avec le plus grand calme. « Les vaisseaux ne culent pas ! dit simplement le commandant Lalande, j’en étais bien sûr. » En effet, notre flanc passa plus loin du beaupré de l’Iphigénie que n’en avait été notre arrière. L’inertie de cette lourde masse lui avait permis de pivoter sur elle-même avant de reculer. Si l’on croit que de pareilles épreuves ne trempent pas les caractères, on s’abuse.

Quelques années avant ma seconde campagne dans la Méditerranée, le combat de Navarin avait mis en présence les escadres de la France, de l’Angleterre et de la Russie. Ce jour-là, jour si funeste à la flotte ottomane, les frégates l’Armide et la Sirène arrachèrent à nos ennemis d’hier, à nos rivaux d’aujourd’hui, des cris d’admiration. La nécessité de consolider le nouvel état chrétien dont ce combat venait d’assurer l’existence retint dans les eaux de l’Archipel les vaisseaux qui avaient combattu côte à côte. À l’ancienne animosité succéda une émulation généreuse. On lutta d’habileté dans les manœuvres,