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pour recueillir et ramener à Nauplie l’équipage du Superbe. Tout vrai marin se sent ému de sympathie à la vue d’un malheur noblement supporté. Il sait que les naufrages ne se conjurent ni par l’habileté, ni par le courage, lorsque le ciel ne prend pas en pitié nos efforts. L’inexpérience seule est prompte à blâmer : elle trouve des remèdes à toutes les situations, des expédiens pour tous les périls. Elle est présomptueuse : c’est tout simple ; elle n’a jamais eu l’occasion de se tromper. La perte du vaisseau le Superbe eut un immense retentissement. On avait oublié que l’amiral Collingwood, vieilli dans les plus rudes croisières, déclarait la navigation de l’archipel grec impossible en hiver pour des vaisseaux de ligne. On s’étonna qu’un vaisseau eût péri. On eût dû remercier la Providence que, dans une si terrible catastrophe, au milieu de pareilles circonstances, un équipage de huit cents hommes eût été sauvé.

Les naufragés du Superbe trouvèrent sur la Ville-de-Marseille l’accueil auquel leur donnaient droit les dangers qu’ils venaient de courir. Le jour même où ils arrivèrent à bord, nous appareillâmes. L’aspect du ciel était loin d’être rassurant, mais nous avions confiance dans notre étoile, nous à qui tout avait réussi depuis notre arrivée dans l’escadre. Nous étions un vaisseau heureux ; nos manœuvres se ressentaient de notre bonne fortune. Ce que nous faisions, nous le faisions toujours avec aplomb. Les vaisseaux qui en viennent à douter d’eux-mêmes, — les mieux commandés ne sont pas à l’abri de cet esprit de vertige, — sont plus sujets aux accidens que les autres et finissent souvent mal. Si dans les affaires des hommes il y a une marée, cette marée était pour nous. Il nous fallait un vent du sud pour sortir de Nausse : nous eûmes un vent du sud ; — un vent du nord pour nous rendre à Nauplie, — le vent changea subitement dès que nous fûmes hors de la passe. Tant de bonheur ne pouvait manquer de frapper douloureusement ceux dont l’habileté et la constance venaient d’être subjuguées par la fatalité. Ajoutons d’ailleurs que rien au monde n’est plus vrai que le vieil adage : il n’y a de bonheur que pour les audacieux. Si nous nous étions laissé arrêter par la menace d’un prochain orage, si nous avions hésité à sortir du port, la saute de vent nous bloquait dans Nausse au lieu de nous aider à gagner Nauplie.

Il est doux de servir sous un chef dont la sérénité aplanit tous les obstacles. La Ville-de-Marseille n’était peut-être pas le vaisseau le plus régulier de l’escadre, mais c’était le vaisseau qui passait partout. Pas de signaux dont l’exécution nous parût impossible, même ceux que nous ne comprenions pas. Un jour nous arrivons au mouillage de Smyrne. Depuis le matin, nous louvoyions dans le golfe, sous une brise très fraîche, brisant successivement tout ce que nous avions à bord de vergues de perroquet, et nous glissant