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des escadres. Les Russes y avaient établi sous la grande Catherine leur principal dépôt. Désemparé et presque sans voiles, avec un équipage accablé de fatigue, le Superbe se dirigea vers ce refuge. On se croyait dans la passe, quand du gaillard d’avant s’éleva un cri d’alarme. On avait pris trop à droite ; le pilote abusé conduisait le vaisseau dans une fausse baie. On se hâta de revenir au vent. Pendant plus d’une heure, il fallut se traîner péniblement le long d’une côte de fer. L’émotion était vive. Le sort du vaisseau dépendait d’un hunier que des grains gonflaient quelquefois à l’arracher de sa filière, qu’une rafale sinistre faisait d’autres fois ralinguer[1]. Tous les yeux étaient fixés sur ce morceau de toile, car la terre ! les plus hardis n’osaient pas la regarder.

Sur le gaillard d’arrière, on restait heureusement impassible. Les ordres étaient donnés et exécutés avec le même sang-froid. La mer tient en réserve des ressources inconnues pour les courageux. La vague, en se retirant, repoussée par la côte, soutint, dit-on, le vaisseau par son remous ; les grains eurent des risées favorables[2]. Après deux ou trois heures d’angoisses, le terrible cap, qu’on avait craint de ne pas doubler, qu’on avait vu plus d’une fois déborder sur l’avant, fut enfin dépassé. On n’était pas pour cela hors de l’Archipel ; la nuit approchait ; il fallait courir de nouveaux hasards ou trouver un abri. Le pilote proposa le port de Parekia, voisin d’Antiparos. Jamais vaisseau de ligne n’y avait mouillé. On osa cependant, pressé par la perspective des dangers auxquels on avait hâte de se soustraire, on osa s’engager dans cet étroit canal au fond duquel le pilote promettait un port. Encore quelques pas, et le pilote avait tenu parole. L’ancre tomba trop tôt ; elle tomba par une fatale méprise. Sur le gaillard d’arrière, on donnait des ordres pour orienter le petit hunier, on croyait manœuvrer pour s’enfoncer davantage dans la baie, que déjà le vaisseau mouillé venait à l’appel de sa chaîne. Un choc se fait entendre : la chaîne est brisée. Une seconde ancre est jetée des porte-haubans à la mer ; précaution stérile ! Le vaisseau talonne sur les roches, l’eau envahit la cale : en quelques minutes, l’avant est submergé : l’équipage se réfugie tout entier sur l’arrière. La mer était affreuse, mais la côte était proche. Dès le lendemain, des moyens de sauvetage furent organisés, et si quelques malheureux, trop confians dans leurs forces, n’eussent tenté de gagner la terre à la nage, on n’eût pas perdu un seul homme dans cet épouvantable événement.

Le vaisseau la Ville-de-Marseille fut envoyé au port de Nausse

  1. Lorsque le vent change de direction et cesse d’enfler une voile, cette voile ralingue. Quand les voiles ralinguent, le navire ne va plus qu’en dérive.
  2. Les risées sont les variations brusques et passagères de la brise pendant les grains.