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être aperçus. « Qu’on vienne, après cela, me parler de blocus ! » disait l’amiral Malcolm à son vieil ami le capitaine Lalande.

Les Russes furent habiles et audacieux dans cette circonstance. Leur flotte se rendit à l’appel du sultan ; trente mille soldats moscovites vinrent camper sous le Mont-Géant, en face de Thérapia et de Buyuk-Déré. Ibrahim-Pacha, qui s’était avancé jusqu’à Kutahié, s’arrêta aux cris d’alarme de la diplomatie. Les Russes replièrent leurs tentes et remontèrent sur leurs vaisseaux ; mais en partant ils avaient laissé sur le rivage la pierre d’Unkiar-Skelessi. On avait manqué l’occasion de châtier leur témérité. La campagne de Grimée n’eût point eu lieu, si dès cette époque on eût su montrer l’énergie qu’on déploya en 1854.

Les Russes se maintinrent dans leur rôle. Il y avait entre la Grèce et la Turquie plusieurs questions pendantes. La Russie se déclara en faveur de la Porte. Elle n’osa point cependant agir seule, et se contenta de peser de tout le poids de sa politique captieuse sur les conseils des ambassadeurs. La Ville-de-Marseille reçut l’ordre de se rendre à Samos avec trois commissaires délégués par les ambassades des trois grandes puissances pour faire accepter aux habitans de cette île un arrangement qui les replaçait sous le joug de la Porte-Ottomane. Les Samiens avaient été les plus ardens à défendre la cause de l’indépendance. C’était à eux qu’il fallait attribuer en grande partie le soulèvement et les malheurs de Chio. Ils protestaient au nom des longs combats qu’ils avaient soutenus. On refusa de les écouter. À un jour donné, les commissaires alliés convoquèrent le peuple sur la place publique et lui donnèrent lecture des conditions auxquelles il devait se soumettre. Le prince que la Porte accordait aux Samiens, un phanariote, fils du prince Vogoridès, leur était en même temps présenté. C’était le commissaire russe qui portait la parole. Il était d’origine grecque, et maniait la langue romaïque avec une facilité merveilleuse. Il trouva cependant des orateurs pour lui répondre.

Le chef de Samos, Logotetti, avait de nombreux partisans ; sa violence d’ailleurs effrayait les faibles, et leur communiquait une énergie qui n’était peut-être pas dans leurs cœurs. « Si les puissances nous abandonnent, s’écriait le peuple, nous quitterons Samos, nous irons chercher ailleurs une patrie ; nous ne redeviendrons pas des raïas ! » Un propriétaire de l’île se leva. Parodiant la réponse des sauvages de l’Amérique : « La chose vous est facile, dit-il, à vous qui ne possédez rien ; mais nous, dirons-nous à nos vignes : Levez-vous et suivez-nous sur la terre étrangère ? » Il n’alla pas plus loin que cet exorde. Une immense clameur suivit ses paroles ; on l’accabla d’injures ; on l’appela ivrogne, visage de chien et cœur