Page:Revue des Deux Mondes - 1864 - tome 52.djvu/935

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Le jour où nous laissâmes tomber l’ancre sur la rade de Toulon, on m’apporta mon brevet d’enseigne. Le 1er janvier 1833, j’avais été nommé officier.


IV

Après deux mois de congé, je repris la mer. L’armée d’Ibrahim-Pacha avait poursuivi ses avantages. Les Turcs venaient d’être complètement battus à Konieh. La route de Constantinople était ouverte. Les Russes menaçaient d’une protection suspecte l’empire ottoman ; les Anglais rassemblaient des forces considérables dans l’Archipel, sous les ordres de l’amiral Malcolm. Nous dûmes armer des vaisseaux en toute hâte, pour renforcer aussi de notre côté l’escadre de l’amiral Hugon. Le capitaine Lalande fut appelé au commandement d’un de ces vaisseaux, et il voulut bien me désigner pour le suivre à bord de la Ville-de-Marseille. On n’a vu jusqu’ici dans le commandant de l’escadre de 1840 qu’un ennemi juré des Anglais. Le commandant Lalande avait l’esprit trop élevé et trop libéral pour ouvrir son cœur à de telles passions ; il était au contraire le partisan le plus décidé que j’aie jamais rencontré de l’alliance anglaise, mais il ne voulait pas s’y asservir. Il entendait pratiquer cette alliance avec autant de fierté que de sincérité. Ce qu’il considérait comme un péril européen, c’était l’ambition à peine dissimulée de la Russie. Sébastopol l’inquiétait déjà. Je l’ai entendu bien souvent dresser ses plans de campagne pour le jour où les escadres alliées entreraient dans la Mer-Noire. Il ne mettait pas en doute cette prochaine nécessité. Sous ce rapport, il avait un coup d’œil prophétique. En partant de Toulon, il prévit que les Russes allaient se montrer dans le Bosphore. De leur côté, les Français et les Anglais devaient avoir forcé l’entrée des Dardanelles : il arriverait trop tard. Telle fut sa préoccupation pendant toute la traversée ; mais il était fermement résolu à rejoindre nos vaisseaux sous les murs de Constantinople ; le feu du Château-d’Europe et celui du Château-d’Asie ne l’arrêteraient pas. Les bruits que nous recueillîmes à Milo confirmèrent ses appréhensions. Nous remontâmes rapidement l’Archipel. Au point du jour, nous avions dépassé Ténédos ; nous nous trouvions à l’entrée de l’Hellespont. Point d’escadres ! Le vent avait été favorable, les alliés étaient sans doute à cette heure dans le Bosphore. Un brick de guerre français se trouva très opportunément au mouillage de Bezika pour nous arrêter. Ce brick, qui était, s’il m’en souvient bien, le Palinure, nous apprit que les escadres croisaient encore sous Mételin. Nous les avions traversées pendant la nuit sans les apercevoir et sans en