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De quel mépris tous ces fins marins élevés à une rude école n’accablaient-ils pas nos pauvres conscrits ! Ils leur avaient donné, je ne sais trop pourquoi, le surnom de robins des bois. Le maître d’équipage de l’Aurore se contentait de les appeler les figurans. Il les suivait toujours d’un regard oblique, et il semblait qu’il ne pût sans méfiance les voir s’approcher de quelque manœuvre. La moindre maladresse a souvent en marine de graves conséquences, et, il faut bien l’avouer, la gaucherie de ces malheureux arrachés brusquement à leur charrue faisait frémir quand elle ne faisait pas sourire. Nous avons appris à tirer parti de ce mode de recrutement, mais il a fallu de grands soins, et si nous avons réussi à pallier les inconvéniens d’un système qui nous était imposé par l’insuffisance de notre population maritime, c’est surtout à bord des vaisseaux, où l’importance de l’individu disparaît dans l’effort des masses que l’on met en mouvement. Il n’en faut pas moins reconnaître que la vapeur est venue fort à propos relever la valeur de ces trop nombreux comparses.

Après une traversée d’une vingtaine de jours, nous jetâmes l’ancre dans la baie de Gorée. Nous avions passé en vue de Ténériffe, sondé sur le banc d’Arguin et mouillé pour quelques heures devant la barre de Saint-Louis, mais à si grande distance de la côte que nous apercevions à peine les cimes des cocotiers. Je n’en étais pas moins ravi de notre campagne. J’avais contemplé le Pic, navigué dans les eaux où avait péri la Méduse et conversé avec des nègres venus de Saint-Louis dans leurs pirogues. Je me promettais des émotions bien plus vives encore quand je pourrais enfin toucher terre. Quelle bonne et joyeuse chose que la jeunesse, et combien de souvenirs emporte son étonnement naïf et sincère ! Dès qu’on ne s’émerveille plus à chaque pas, il faudrait cesser de courir le monde. Descendu sur la plage de Hann et de Dakar, le premier sol où se soit posé mon pied de voyageur, j’aspirais par tous les pores cette nature étrange. Là où l’étrangeté n’existait pas, ma fantaisie la créait, plus ingénieuse encore que la nature même. La vue des bengalis et des sénégalis bourdonnant autour des buissons me causait des transports. Je n’avais qu’une crainte, c’était de ne pas assez bien profiter de mon temps et de laisser échapper par inadvertance quelque merveille. On n’a de semblables émotions qu’une fois dans sa vie.

La division française de la côte d’Afrique se composait en 1829 d’une frégate montée par le commandant en chef de la station, et de trois ou quatre canonnières. La frégate accomplissait scrupuleusement chaque année le même itinéraire : elle touchait à Sierra-Leone, au fort d’El-Mina, se montrait dans le golfe, de Bénin, et allait attendre au port de San-Antonio, dans l’Ile-du-Prince, les