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rade de Brest. Debout sur un des canons du gaillard d’avant, j’étais tout entier au plaisir de voir le monde s’ouvrir devant moi. Les forts, les maisons, les arbres, les rochers semblaient fuir, et je leur adressais du cœur un dernier adieu, quand tout à coup je me trouvai face à face avec un cormoran perché sur une haute tige de fer. Je n’eus pas le temps d’exprimer ma surprise. Une secousse épouvantable ébranla la membrure de la frégate, la mâture fouetta dans l’air, et des cris, des commandemens confus m’apprirent que nous courions un grand danger. C’était la roche Mingan qui nous avait en quelque sorte attirés à elle. L’écueil était à pic. Nous pouvions couler dans l’espace de quelques minutes. Le courant nous avait jetés dans ce péril, ce fut le courant qui nous en sauva. La frégate, dont l’avant seul s’appuyait au rocher, pivota soudain sur elle-même. Nous nous trouvâmes portés miraculeusement au milieu du goulet. Les huniers avaient été amenés dans le premier tumulte. On courut aux drisses, on rétablit tant bien que mal la voilure, et dans la nuit même nous pûmes rentrer au port. Nos avaries étaient fort graves ; il fallut près d’un mois pour les réparer. J’appris ainsi que pour un navire à voiles rien n’est plus dangereux que le calme, surtout dans les mers que sillonnent de violens courans.

Au mois de novembre 1829, nous reprîmes notre voyage interrompu. Cette fois la brise était fraîche. Nous franchîmes rapidement le goulet, et laissâmes derrière nous les rochers de l’Iroise, l’île d’Ouessant, la chaussée de Sein. Avant la nuit, nous étions en plein golfe. Je gagnai mon hamac, car je me sentais la tête un peu lourde. Je n’avais jusqu’alors navigué que dans la rade de Brest, et ces balancemens profonds d’un navire qui roule lentement d’un bord sur l’autre, quand il a le vent de l’arrière, ne m’étaient pas encore familiers. À quatre heures du matin, le timonier vint me présenter sa lanterne sourde devant les yeux. Je poussai un profond soupir, et je m’habillai à la hâte. Ce ne fut pas sans peine que j’arrivai sur le pont. Le vent du nord-est soufflait avec force et semblait fraîchir à chaque instant. Nous n’avions plus que les trois huniers au bas ris et la misaine[1] : cette voilure était encore exagérée ; il fallut serrer le perroquet de fougue et le petit hunier. Le lieutenant, vieil officier qui avait servi dans l’Inde sous M. de Saint-Cricq, m’appela près de lui et de la main me montra la hune d’artimon. Je compris ce geste éloquent. L’ascension jusqu’à la hune me parut difficile.

  1. ) Il est à peine nécessaire d’indiquer ce que sont un hunier, une misaine et un ris. Le bas ris est le dernier ris ; lorsqu’on l’a pris, la voile se trouve réduite de la moitié à peu près de sa surface. Le perroquet de fougue est le hunier du mat d’artimon, comme le petit hunier est celui du mat de misaine. Serrer une voile, c’est la ployer et l’assujettir sur la vergue.