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d’ivoire et que dans cette saison aucun vaisseau n’était à l’ancre à Gondokoro. Il fallut se résigner. Les voyageurs ne restèrent pas longtemps dans la société de ces singuliers représentans de la civilisation et du commerce européen sans s’apercevoir qu’ils étaient au milieu d’une bande de pillards. La manière dont ils se procuraient l’ivoire n’était rien moins qu’honnête. Profitant des divisions qui régnaient entre les chefs des différentes tribus du pays, Mohamed prêtait main-forte tantôt à l’un, tantôt à l’autre, et se faisait payer ses services en recevant les dépouilles des vaincus et des dents d’éléphant des vainqueurs. Ses voyages d’affaires n’étaient pas autre chose que des razzias. Aussi les villages qui désiraient le tenir à distance lui payaient-ils annuellement un tribut d’ivoire. L’on comprend qu’une telle compagnie ne fût pas du goût des voyageurs européens. Au bout de cinq semaines, ils se décidèrent à prendre les devans et à attendre leur escorte sur les frontières du Bari. Partis le 11 janvier 1863, deux jours après ils retrouvèrent le Nil, qui coulait lentement de l’ouest à l’est. Il avait fait depuis la chute de Karuma, où il s’était tourné vers l’ouest, jusqu’à ce point, un demi-cercle dont le diamètre mesurait 1° 23’. À une certaine distance de la rive opposée s’élevaient les montagnes de Kuku, qui pouvaient avoir deux mille pieds d’altitude. Se trouvant au milieu d’immenses prairies où paissaient de nombreux troupeaux.de buffles, d’élans, d’antilopes et même de girafes, ils y restèrent quinze jours, pendant lesquels la chasse pourvut largement à leurs besoins. Le 31, Mohamed les rejoignit avec sa caravane, où l’on comptait six cents porteurs. Pour trouver tout ce monde, il convoquait de distance en distance les chefs des villages environnans, et il exigeait impérieusement et avec menace que chacun d’eux lui fournît un nombre déterminé d’hommes pour porter « les propriétés du gouvernement, » comme il ne craignait pas d’appeler sa marchandise. Rien de plus pittoresque d’apparence que cette troupe qui s’élevait après de mille hommes : le chef et quelques-uns de ses officiers étaient montés sur des ânes, d’autres sur des vaches, et dans leurs costumes variés on reconnaissait tous les degrés de la civilisation africaine.

Le 1er février, ils touchèrent encore au Nil, qui avait perdu sa paresseuse indolence et courait noblement au travers des roches gnessiques des montagnes du Kuku. Le volume de ses eaux avait considérablement diminué depuis qu’ils l’avaient traversé à la chute de Karuma. Ils le suivirent jusqu’à son confluent avec l’Asua, sous le 3° 42’ de latitude nord, où il fait un nouveau, cercle à l’ouest, mais moins arqué que le précédent. Ils traversèrent cette dernière rivière à gué, n’ayant de l’eau dans sa partie la plus profonde que jusqu’à la poitrine. Le 9, ils entrèrent sur le territoire de la redoutable