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des refus qu’il essuyait, il eût pris la résolution de partir sans tenir aucun compte de cette autorité absurde, acceptée sans réserve par le pays tout entier, il aurait fait naître, un conflit dans lequel il eût infailliblement succombé. Le capitaine se montra mieux avisé et fit preuve de plus de sagesse. Il manœuvra avec une rare habileté pour gagner l’amitié de Mtesa, si tant est qu’un être de cette nature fût capable de quelque attachement.. Il se prêtait à ses caprices enfantins, prévenait ses désirs ou s’y soumettait promptement, lorsqu’ils étaient légitimes, lui donnant diverses leçons, lui enseignant l’usage des armes à feu, lui fournissant de temps en temps de l’eau-de-vie, qu’il distillait avec du vin de bananes, et à sa vive satisfaction le médicamentait. Le capitaine Speke avait en outre un avantage qu’en d’autres circonstances personne ne lui eût envié, c’est d’être aguerri aux spectacle sanglans et à la vue des supplices. Son séjour dans l’Inde, ses grandes chasses en Asie, ses précédens voyages parmi les tribus les plus inhospitalières de l’Afrique, l’avaient soustrait à l’empire de l’émotion. S’il n’eût pu contenir sa sensibilité, qu’aurait-il fait dans cette cour, qui n’était qu’un coupe-gorge, et où le fonctionnaire le plus occupé était le bourreau ? Mtesa ne se gênait pas pour le capitaine ; faire souffrir, torturer et mourir était si bien dans sa nature qu’il ne lui venait pas à l’idée de se contraindre en présence de son hôte. Dès la seconde visite de celui-ci, le roi voulut faire l’épreuve du beau fusil qu’il avait reçu la veille. Après l’avoir chargé lui-même, il appela un page pour qu’il allât l’essayer sur le premier individu, qu’il rencontrerait. Le page obéit et revint un moment après joyeux comme un enfant qui aurait fait une espièglerie. — Eh bien ! dit le roi, as-tu visé juste ? — On ne peut mieux, répondit le page d’un air de triomphe. Personne ne s’enquit du malheureux qui venait de lui servir de point de mire.. La prudence faisait à Speke un devoir de ne pas intervenir dans l’exercice d’une autorité considérée comme légitime. Il ne se permit d’intercéder que deux fois, non sans succès : la première fois en faveur d’une jeune femme que le roi allait assommer parce qu’elle lui avait manqué de respect en lui offrant un beau fruit qu’elle venait de cueillir, la seconde, en faveur du fils même de l’exécuteur en chef des arrêts criminels, envoyé à la mort pour une infraction à quelque règlement. C’est le père qui le supplia avec larmes de demander sa grâce. Pourrait-on deviner ce qui surprit Mtesa dans cette circonstance ? C’est que le père se fût préoccupé du sort de son fils !

Speke resta ainsi plus de six mois à la cour de ce roi barbare, épiant en vain l’occasion d’étudier le pays. Il fit cependant une excursion de six jours sur le lac en compagnie de Mtesa et de sa suite ; mais cette promenade n’eut pour lui qu’un fort mince résultat scientifique. Le roi ne voulut jamais perdre de vue la terre, ni s’éloigner