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pour 1,000 livres sterling de marchandises ; puis, sans attendre la réponse à cette lettre, ayant obtenu le prêt de deux esclaves qui pouvaient lui servir d’interprètes, il revient à son campement, laisse une partie de ses effets sous la garde de son ami Grant et de quelques hommes, et se dirige de nouveau vers le nord. Un chef du nom de Makaka met sa patience à l’épreuve en déployant une rare habileté à lui extorquer une multitude d’objets. N’ayant jamais vu de blancs, il ne peut plus se passer de la société du capitaine, et fait mine de vouloir le garder longtemps auprès de lui. Il vint un jour faire une visite à son hôte avec une veste que celui-ci lui avait donnée, non sans avoir eu soin de la couvrir d’une forte couche de beurre rance ; tout son corps en suintait. Il en couvrit le pliant sur lequel il s’était assis, et, comme il demandait à son hôte un nouveau présent, celui-ci lui donna ses pantoufles, qu’il avait remplies de graisse en y fourrant ses pieds. Il voulait tout voir et emporter tout ce qu’il voyait ; ayant ouvert l’album du capitaine, il imitait les cris des animaux qui y étaient dessinés, et les touchait avec des doigts dont les ongles étaient d’une longueur énorme, marque distinctive dans ces contrées d’un homme qui se nourrit exclusivement de viande. Speke n’aurait pu se débarrasser de ce chef aussi repoussant qu’indiscret, si un parti de Watutu ne fût venu à son secours en attaquant le village la nuit. Dans la bagarre que cette surprise occasionna, il s’échappa, mais ce fut pour retomber au pouvoir d’un autre chef encore plus rapace, du nom de Luméresi : à bout de forces, il tomba malade. Une bronchite aiguë le retint quinze jours au lit. Sa respiration s’embarrassa ; il râlait comme un homme qui va rendre le dernier soupir. Ses gens croyaient en effet que sa fin était arrivée ; ils parlaient de s’en aller. Pour comble de malheur, il reçut la nouvelle que le camp de Grant avait été dispersé et pillé. Le doute sur la réussite de son entreprise se glissa un moment dans son esprit, mais il le repoussa et persista à croire au succès définitif. Peu à peu en effet sa santé se rétablit. Il reçut l’assurance du redoutable sultan de l’Uzinza qu’il ne serait plus inquiété dans son voyage et qu’il pourrait avancer sans crainte. Grant avait recouvré une bonne partie des objets qu’on lui avait enlevés, et, après avoir rallié sa troupe, était venu le rejoindre. Les deux amis reprirent courage et se remirent en route. Ils n’étaient plus arrêtés que par la magnificence des paysages qui se succédaient, et leur arrachaient parfois des cris d’admiration. Un jour ils dressèrent leurs tentes avant l’heure voulue pour jouir un peu plus longtemps du panorama qui se déroulait devant eux. À leurs pieds s’étendait une magnifique vallée au fond de laquelle serpentait une rivière poissonneuse qui allait se perdre dans le Nyanza-Victoria. Des arbres d’un aspect splendide couronnaient le