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LES MÉMOIRES DU COMTE SE SENFFT[1]


Voici un volume, venu de l’étranger, qui mérite de ne point passer inaperçu, car il intéresse au plus haut degré notre histoire contemporaine. Le comte de Senfft, envoyé de Saxe à Paris de 1806 à 1809, puis ministre dans sa patrie jusqu’en 1813, plus tard conseiller intime et ministre d’Autriche, a été témoin de quelques-unes des plus grandes scènes de l’empire : il les raconte avec une sûreté d’impression et une précision de souvenir également remarquables. Homme d’esprit et de goût, il s’est épris de la France et de la société française, et son récit, qui reproduit l’aspect des lieux et celui des personnes, en acquiert un double charme.

La première partie du livre plaira surtout par ce qu’on peut appeler la chronique diplomatique. Le théâtre a son foyer où les rois et reines de comédie sont encore esclaves de réalités dont le contraste avec leur grandeur passagère ne laisse pas que d’être piquant. Le parlement a sa buvette et le palais ses Pas-Perdus, où légistes et hommes d’état, vus de près, changent de physionomie et de proportions. La diplomatie a de même sa chronique intérieure, qui révèle dans les grandes occasions beaucoup de ressorts cachés, beaucoup d’impulsions secrètes, scène vivante où paraissent en déshabillé les plus grands hommes d’état et les souverains eux-mêmes. Cette sorte de chronique fournirait aisément la matière d’un manuel où les jeunes diplomates apprendraient les secrets et les rubriques du métier : on y verrait l’histoire de cet ambassadeur qui, pour dissimuler la pauvreté de son équipage, fait jeter par ses coureurs des fleurs et des gros sous à la multitude, de cet autre qui, pour tromper l’opinion sur la richesse de sa cour, se fait, dans un souper de gala, verser du vin sur un habit magnifique, et revient après quelques minutes avec un habit pareil, — de ceux qu’une voiture versée, une indisposition subite, comme dans les vaudevilles de Scribe, a fort à propos dispensés de fâcheuses ou difficiles entrevues. Les mémoires du comte de Senfft ajouteraient à une pareille chronique beaucoup de curieux épisodes, d’intimes détails sur M. et Mme de Metternich et M. de Talleyrand, qu’il avait familièrement connus, sur M. de Bassano, M. de Narbonne, M. de Pradt, sur le comte Charles de Beust, sur le baron de Binder, et bien d’autres. L’auteur est surtout heureux dans la peinture de quelques traits bien choisis de la grande figure de Napoléon. Il faut lire toute sa narration du séjour de la cour impériale à Bayonne pendant les fameuses conférences de 1808 ; il y peint habilement l’humeur que causaient au maître les nouvelles d’Espagne et certains pressentimens. L’empereur ne paraissait plus que rarement le soir dans le salon : le whist était délaissé ; une « macédoine assez animée l’attira seule une fois, et il y prit part en tenant la main au vingt et un. Ayant encaissé un jeton de Mme de Senfft, qu’un de ses voisins voulut réclamer comme n’ayant pas été dû à la banque, il fit en le refusant cette réponse susceptible d’une application plus générale : Ce qui est bon à prendre est bon à garder ! » L’empereur faisait tous les soirs avec l’impératrice et ses dames des courses en calèche qui

  1. In-8°, Leipzig, Veit.