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laisser croire qu’elle va se briser. Il donne parfois le spectacle d’un entendement en qui se déchaîne une sorte de tempête, qui ne perçoit pas au grand jour, mais plutôt à la lueur épique des éclairs. Toute son œuvre historique n’est qu’une fulgurante illumination du passé. L’écrivain semble avoir parfois des allures de convulsionnaire : au lieu d’entrer et de s’avancer pas à pas dans les faits et dans les époques, il les envahit au moyen de brusques incursions, s’arrête un instant au point au-dessus duquel il veut planer, puis reprend sa course haletante, emportant le lecteur avec lui comme Asmodée enlevait don Cléophas au-dessus de Madrid.

Son style, que sa volonté a rompu, s’est mis au pas avec sa pensée ; il a pris l’habitude d’en suivre les saccades. La phrase, brusque, heurtée, est toujours en proie au soubresaut ; elle supprime volontiers les transitions et procède à coups d’éloquence. Sa plume viole la syntaxe, bouleverse les règles grammaticales ; et taille comme un chirurgien en pleine langue française ; C’est par là que M. Michelet ressemble à M. Victor Hugo ; il a, comme lui, une façon de dire originale, en rapport avec sa pensée. C’est une complète déroute des usages : s’il fait de merveilleuses économies de verbes et de conjonctions, il prodigue en revanche les répétitions et les inversions, il scande opiniâtrement son idée, il en marque, pour ainsi parler, l’enfantement graduel par une succession tâtonnante d’incises. Il a en réserve tout un arsenal de phrases escarpées, d’interrogations à pic et de réticences à brûle-pourpoint : tout cela, chantant et rhythmé, dans une âpre et rapide cadence. Le style de M. Michelet offre encore cette marque originale d’aimer à pincer l’ouïe, comme disait Montaigne, par une netteté catégorique et un peu brutale ; il a des audaces shakspeariennes et l’amour des vérités court-vêtues. On comprend son idée et son intention : il fait fi du respect humain, et veut secouer cette pruderie sotte et bourgeoise qui a peur des révélations à l’emporte-pièce ; mais cet amour des nudités, des tons crus et violens, qui a soulevé et soulève encore tant de révoltes autour de lui, ne procède-t-il pas quelquefois d’un parti-pris exagéré ? C’est là un côté fort délicat du talent de M. Michelet. Peu m’importent, répondra-t-il, les murmures béats des timides, pourvu que je donne par ma peinture l’original du fait ou de l’homme, et dessine nettement le trait principal qui est à voir ! Oui, mais ce trait, qui pointe en avant, est-il vraiment le principal ? En réalité, la plume de M. Michelet pourrait s’appliquer ce qu’elle-même écrit de Dubois : « elle est entraînante, endiablée, terrible pour aller à son but, et avec cela amusante, pétillante ; elle a des mots très bas, comme en déshabillé, mais décisifs, qui tranchent tout. »

Sous quelles influences s’est faite l’éducation historique de M. Michelet, et dans quel cercle s’agite-t-il ? Son Histoire de France est, comme il l’a dit quelque part, « le monument de sa vie, sa chère étude. » De bonne heure il a été préoccupé de se faire par elle une place distincte en ce siècle. Pour y arriver, il a voulu comme tant d’autres grands historiens,