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d’une pareille nature est en quelque sorte inextricable, car le genre de vertu intellectuelle qui fait le sens historique de M. Michelet rentre dans l’essence même d’un tempérament de poète, et dans celles de ses facultés qui révèlent une nature épique il y a quelque chose de particulier qui procède visiblement du génie propre à l’historien. Ce mélange n’est pas nouveau pour la critique. À l’origine des sociétés, on trouve l’histoire et la poésie confondues ensemble ; seulement l’histoire, n’étant alors qu’un assemblage de faits plus ou moins altérés par la fiction, se prêtait mieux à cette alliance. Ce qui est remarquable chez M. Michelet, c’est qu’il marie à la poésie non pas l’histoire épique, mais l’histoire critique telle qu’elle est sortie de nos recherches et de nos études. Ce n’est pas un conteur et un rhapsode recueillant et groupant les faits au hasard de la fantaisie ou de l’inspiration : non-seulement il se préoccupe de la mise en scène et du drame, mais il recherche soigneusement les causes, les ressorts et les conséquences des événemens, et une idée absolue le domine. L’histoire sous sa plume devient une sorte de philosophie générale, qui s’efforce de pénétrer la filiation mystérieuse des idées et des événemens. Plus d’un écrivain, dans l’antiquité et les temps modernes, a senti que l’imagination doit concourir avec la science à l’œuvre historique. Depuis la révolution surtout, la pensée humaine est devenue si curieuse et si pénétrante, elle démêle dans le tableau du passé tant d’élémens et de traits divers longtemps confondus, qu’elle a besoin pour les rendre d’une palette chargée de mille couleurs. La raison seule, avec son langage clair et net, ne serait pas la voix de l’histoire ; l’histoire ne peut plus aujourd’hui se renfermer dans le cadre d’une dissertation, dans un développement oratoire ou dans les limites d’une exposition sèche et incolore : il faut que la prose historique prenne une allure intermédiaire entre les deux formes affectées aux œuvres de l’imagination et de la raison. Si l’écrivain n’a pas le secret de ce tempérament et de cette fusion, alors l’équilibre se trouve détruit au détriment tout à la fois de la vérité et de l’art.

Puisqu’il s’agit ici de M. Michelet, il faut convenir que son talent nous fait éprouver, si nous sommes sincères, un trouble et un embarras dont nous laissent exempts d’autres intelligences d’une égale valeur. Le meilleur jugement n’y résiste pas et s’en trouve d’abord dérouté. Si vous êtes un homme d’imagination, facile à prendre et à entraîner par la sympathie, vous êtes séduit jusqu’à l’enthousiasme par ces volumes pleins de féerie et de vitalité ; le livre lu, vous ne vous appartenez plus à vous-même, vous êtes bel et bien la proie de M. Michelet. Si vous avez au contraire un tempérament calme, rassis et défiant, vous rejetez avec impatience ce livre qui, par surprise, vous échauffe la tête et le cœur, et qui met à si dure épreuve la placidité de votre nature. Ou bien, si vous n’êtes pas assez blessé pour ne point persister dans votre lecture, vous ressentez une certaine souffrance, pendant que le charme vous pénètre, en dépit des exorcismes