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instant, des religieux sont condamnés pour des méfaits sans nom, et les ordres les plus rigoureux, où l’abstinence et l’ascétisme poussés aux dernières limites sembleraient devoir éteindre ces coupables ardeurs, ne sont pas à l’abri du mal, qui étend ses ravages jusque dans les cloîtres muets de la Trappe.

En voyant ainsi les couvens se multiplier et s’enrichir, on s’est longtemps demandé comment ils pouvaient reconstituer la mainmorte sur une si vaste échelle, en dépit du code civil, qui l’interdit[1]. Aujourd’hui, à la suite de nombreux procès, le mystère est révélé, et l’on est au fait de tant d’ingénieuses subtilités employées pour passer à travers les mailles serrées du code. Voici par quelle habile combinaison d’actes conformes à la loi on parvient chaque jour la violer. Les membres des corporations signent à leur entrée au couvent un contrat de société par lequel ils déclarent mettre leurs biens en commun, avec la stipulation que la part de l’associé prémourant passera au survivant. Une société civile d’une durée illimitée est ainsi constituée, et, quand le nombre des associés est réduit à deux ou trois, ceux-ci ont soin de s’en adjoindre de nouveaux, de manière que la mainmorte perpétuelle se trouve rétablie. Pour se garantir des réclamations des familles, on a recours à d’autres précautions. La communauté fait faire à chaque religieux un testament par lequel il donne ce qui peut lui rester à tels ou tels membres de la congrégation, et les institués font à leur tour des testamens rédigés dans le même sens. Mais un père, une mère pourraient avoir droit à une légitime ; une dernière garantie est prise contre ceux-ci : ce sont des actes de vente sous seing privé avec le nom des acquéreurs et la date en blanc qu’on peut régulariser au besoin après décès, si cela devenait nécessaire. Le contrat de société, le testament, l’acte de vente, forment ainsi tout un arsenal d’armes défensives où l’on choisit, selon les circonstances, celles dont l’emploi présente le moins de danger et le moins de droits à payer au fisc. Les procès intentés par les héritiers sont rares parce que ceux-ci savent d’avance qu’ils les perdront, tant toutes ces pièces sont bien en règle. Si quelquefois on met les scellés, les associés représentent

  1. Il faut bien remarquer que la constitution belge n’a rien changé au code civil en cette matière. Elle permet aux individus de s’associer, mais non de constituer une personne civile, un corps moral, éternel, capable de posséder des biens, d’ester en justice et de former ainsi de petits états dans l’état. Un article accordant ce privilège aux associations fut proposé au congrès, mais rejeté. Tout ce qui concerne cette question a été parfaitement élucidé dans un livre, la Mainmorte et la Charité, par Jean van Damme, qu’on a de bonnes raisons de croire écrit par l’éminent ministre des finances à qui la Belgique doit l’abolition des octrois, M. Frère-Orban. La question des couvens occupe aussi l’opinion en Hollande : un magistrat distingué, M. le baron Hugenpoth tôt den Beerenclaauw, a publié à ce sujet un remarquable travail, de Kloosters in Nederland, qui est déjà à sa sixième édition.