Page:Revue des Deux Mondes - 1864 - tome 52.djvu/640

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

les cheikhs à dîner avec nous : ils acceptaient toujours ; mais la plupart s’abstenaient de vin et de lard. Quelques-uns, secouant les préjugés, buvaient du vin, des liqueurs, et mangeaient du porc. Nous les avions appelés les cheikhs voltairiens ; c’étaient les plus éclairés, et la manière dont ils discutaient avec le capitaine pour obtenir la faveur d’un puits, cherchant à réduire la contribution de l’oasis qui devait en profiter et à mettre tous les frais à la charge de l’état, eût fait honneur au maire d’une commune normande débattant avec son sous-préfet les intérêts de ses administrés. Le capitaine avait beau leur dire de s’adresser au gouverneur de la province, ils se persuadaient difficilement que celui qui a le pouvoir de faire monter l’eau n’eût pas le droit de lui ordonner de jaillir où il lui plaît. Pendant le repas, les gens du village, entrant et sortant librement, écoutaient sans y prendre part une conversation qui les intéressait si vivement. C’est dans le Souf, grâce aux recommandations du caïd de Tougourt, Si-Ali-Bey, ancien prisonnier d’Abd-el-Kader, que les réceptions furent les plus brillantes. Le califat Si-Ali-ben-Amar, placé sous les ordres du caïd, son cousin, vint à notre rencontre avec toutes les autorités, cheikhs, caïds, cadis, etc., et nous fit les honneurs d’une fantasia. Les cheikhs plus modestes des villages pauvres venaient au-devant de nous, montés sur ces petits ânes gris clair du Sahara qui suivent les dromadaires en portant un homme ou un fardeau équivalent. La réception n’en était pas moins cordiale ; mais nous campions près du village, redoutant d’entrer dans les maisons dont les nattes et les tapis recèlent souvent des habitans qu’il est fort désagréable d’emporter comme souvenirs de l’hospitalité arabe. À Tougourt, capitale de l’Oued-Rir, nous reprîmes pendant quelques jours les habitudes de la civilisation. Logés dans la caserne fortifiée établie près de la ville, le commandant de la place, M. Auer, nous admit à sa table hospitalière. Par une heureuse coïncidence, nous rencontrâmes le commandant du district de Biskra, M. Forgemolle, revenant d’une tournée dans le Souf avec plusieurs officiers. L’un d’eux, M. Ber-toraieu, était photographe. Le caïd posa devant lui à cheval, le faucon sur le poing, ses lévriers couchés près de lui. Le même jour, groupés sur la place publique de Tougourt, devant les habitans rassemblés, nos dromadaires chargés de palanquins formant le second plan, nous fûmes photographiés avec le soleil du Sahara. De toutes les surprises de notre voyage, celle-ci fut la plus inattendue. Les officiers qui. accompagnaient le commandant avaient cet entrain que donne la vie africaine : nos gamelles respectives furent mises en commun, les meilleurs vins, les meilleures conserves joyeusement sacrifiés. Le caïd à son tour voulut nous recevoir. Voltairien