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portant un matelas qui nous servait de lit. Sous l’une des tentes, on mettait la table, des plians étaient disposés autour, et nous prenions place comme nous l’eussions fait en plein pays civilisé. Le premier appétit satisfait, venait la causerie : on parlait des événemens de la journée et des projets du lendemain, puis de l’Algérie et de son avenir, de la Suisse, de l’Alsace, de Paris, de l’Institut, de la science et des savans. L’heure du sommeil arrivait ainsi rapidement, et nous nous couchions sûrs de dormir profondément après une journée si bien remplie.

Notre bivac n’était pas toujours solitaire. Un brigand appelé Ben-Asser, à la tête de cent cavaliers, faisait à cette époque des incursions sur le territoire français et trouvait un refuge en Tunisie. Le bey, informé de ses déprédations par le gouverneur de la province, était, comme toujours, impuissant à les réprimer. Ben-Asser attaquait les petites caravanes, essayait même de rançonner les villages. Nous avons vu non loin des côtes orientales du Chott-Melrir les squelettes de quatre chameaux qui avaient péri dans une de ces attaques. Des spahis bleus avaient été envoyés contre lui, et vingt brigands avaient été tués dans un combat de cavalerie. Ces spahis étaient campés à Gbila, et leur chef espérait bien surprendre de nouveau l’audacieux maraudeur. Dans sa prévoyante sollicitude, le général Desvaux avait donné ordre aux caravanes du Souf se dirigeant vers le nord de se réunir dans le village de Guemar. Nous partîmes donc avec cent chameaux et environ cent cinquante Arabes portant les armes les plus bizarres et les plus variées. Le soir du 6 décembre, nous bivaquâmes sur un plateau couvert d’arbrisseaux ligneux. Les Arabes s’établirent autour de nous, bientôt vingt-cinq feux flambèrent vers le ciel et illuminèrent le désert ; quelques-uns étaient éloignés, car chaque campement occupe une assez large place. Les Arabes, rangés en cercle autour de leur feu, cuisaient leurs galettes ; elles se composent d’une pâte de farine bien pétrie dans laquelle ils enveloppent de l’ail et des tomates vertes, puis ils creusent un trou elliptique dans le sable, mettent de la braise au fond, placent la galette au-dessus et la recouvrent de cendre et de terre. En attendant qu’elle fût cuite, ils mangeaient leur pâte de dattes et buvaient de l’eau saumâtre. Un fifre et un tambourin se faisaient entendre à un bivac éloigné. Dans la plupart des groupes, la conversation était des plus animées ; dans quelques-uns il y avait un narrateur que tous écoutaient : le merveilleux fait toujours le fond de tous ces contes, dont quelques-uns sont charmans. Je me figure que l’histoire de Joseph vendu par ses frères, celle de Moïse sauvé des eaux, ont dû naître ainsi dans l’imagination d’un conteur arabe, autour d’un feu de bivac, pendant une belle nuit du