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humaine, avec des cris de soldat et des accens de philosophe. Voltaire lui répond aussitôt :


« Jeudi, 20 mai au soir.

« Vous m’avez écrit, monseigneur, une lettre telle que Mme de Sévigné l’eût faite, si elle s’était trouvée au milieu d’une bataille. Je viens de donner bataille aussi, et j’ai eu plus de peine à chanter victoire que le roi à la remporter. M. Bayard de Richelieu vous dira le reste. Vous verrez que le nom de d’Argenson n’est pas oublié. En vérité, vous me rendez ce nom bien cher ; les deux frères le rendront bien glorieux.

« Adieu, monseigneur. J’ai la fièvre à force d’avoir embouché la trompette. Je vous adore. »


Qu’est-ce donc que cette bataille livrée par Voltaire ? C’est son Poème de Fontenoy. Il le termine le 20 mai ; le 26, trois éditions étaient épuisées, et l’on publiait la quatrième. Certes tout n’y est pas également heureux : il y a trop de figures mythologiques, trop de Mars et de Minerve au milieu des noms qui sentent la poudre ; mais quel feu ! quelle furie toute française ! Comme ils s’élancent, ces brillans gentilshommes, si spirituels et si braves, si enjoués et si terribles ! Pas un n’est oublié, ni Boufflers, ni d’Ayen, ni Grammont, ni Colbert, ni cette maison du roi, ces corps d’élite créés sous Louis XIV et qui décidèrent si souvent la victoire. On dirait que la voix même de la France retentit dans les accens du poète, c’est elle qui entraîne ses enfans et glorifie ceux qui tombent. Les paroles peuvent faiblir, le mouvement est toujours admirable. On entend un mot qui revient sans cesse : marchez ! Les régimens qui se succèdent se brisent contre la colonne anglaise ; marchez ! marchez ! et le tambour bat, et le poète sonne la charge, jusqu’à, ce qu’enfin généraux et soldats, cavaliers et fantassins, entrent pêle-mêle comme la mitraille dans la colonne éventrée du duc de Cumberland. Le Poème de Fontenoy, avec toutes les circonstances qui s’y rattachent, est un des meilleurs épisodes de la vie de Voltaire ; mais s’il faut en faire honneur à la généreuse vivacité du poète et à l’influence libérale du marquis d’Argenson, ne doit-on pas aussi en reporter quelque chose sur le général qui redressait le cœur d’un grand peuple, sur l’homme qui, dévoré de souffrances, forçait son corps à subir le joug de l’esprit, agissait, combinait, dirigeait tout, demandant au dieu des combats

De vivre encore un jour et de mourir vainqueur ?


SAINT-RENE TAILLANDIER.