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ces gentilshommes aussi élégans qu’intrépides allaient se briser avec désespoir contre la colonne anglaise, tandis que chefs et soldats, après des prodiges de valeur, retombaient épuisés ; tandis que Maurice lui-même laissait échapper ce cri, non pas de découragement, mais de surprise : « Se peut-il que de telles troupes ne soient pas victorieuses ? » on dit que le duc de Richelieu, arrivant du côté de Fontenoy, les cheveux au vent, l’épée à la main, annonça la victoire comme certaine, si une dernière attaque était conduite avec ensemble et secondée par la trouée du canon. À en croire le récit de Voltaire, c’est là l’inspiration qui aurait sauvé l’armée française. Répété, amplifié, comme il arrive toujours, ce récit a passé de bouche en bouche, et Maurice, d’après une certaine tradition, doit céder au duc de Richelieu une part, une bonne part, de la gloire de Fontenoy. L’erreur, car c’en est une, vient du marquis d’Argenson. Le marquis d’Argenson, ministre des affaires étrangères[1], était venu retrouver le roi à son quartier-général deux jours avant la bataille ; il était auprès de lui pendant les péripéties de la lutte, il vit le généreux élan du duc de Richelieu, et dans la lettre célèbre, dans la lettre à la Sévigné qu’il écrivit à Voltaire du milieu des mourans et des morts, il n’eut garde d’oublier un incident qui faisait tant d’honneur à un ami du poète. « Votre ami, M. de Richelieu, est un vrai Bayard ; c’est lui qui a donné le conseil, et qui l’a exécuté, de marcher à l’infanterie comme des chasseurs ou comme des fourrageurs, pêle-mêle, la main baissée, le bras raccourci, maîtres, valets, officiers, cavaliers, infanterie, tout ensemble. Cette vivacité française dont on parle tant, rien ne lui résiste ; ce fut l’affaire de dix minutes que de gagner la bataille avec cette botte secrète. » Voltaire répète le fait avec ses commentaires ; le roi, dit-il, se rendit le premier à cette idée ; le duc de Biron prit sur lui de désobéir au maréchal en empêchant les troupes de commencer la retraite ; « le maréchal, qui arrivait en cet endroit, n’eut pas de peine à se rendre ; il changea de sentiment quand il en fallait changer. » Tout cela est-il bien sûr ? N’est-ce pas exagérer un incident qui a sa place sans doute, mais une place secondaire dans un vaste ensemble de combinaisons ? Le témoin qu’il faut suivre ici, ce n’est pas l’homme qui n’a vu qu’un détail, c’est le confident initié aux secrets du chef. « De quelle utilité, dit le baron d’Espagnac, pouvaient être ces différentes charges de cavalerie contre une colonne

  1. Le marquis d’Argenson était le frère aîné du comte d’Argenson, dont nous avons rencontré le nom tout à l’heure à l’occasion du projet de descente en Angleterre. Le comte d’Argenson était ministre de la guerre depuis le mois d’août 1742, quand son frère le marquis fut chargé du portefeuille des affaires étrangères au mois de novembre 1744.