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de jeter plusieurs milliers d’hommes sur nos lignes, entre le bois de Barry et Fontenoy, précisément à l’endroit où Maurice avait prévu que se déciderait le sort de la journée. Sans cette prévision, véritable éclair de génie, la bataille était perdue. Maurice avait prévu le dessein de Cumberland, il n’avait pu prévoir une manœuvre à laquelle Cumberland lui-même ne songea point, et qui, dans ses proportions formidables, n’eut d’auteur que le hasard[1]. À la suite des premières attaques dirigées par le général anglais, une colonne se forme sous l’empire de circonstances toutes fortuites, colonne immense, profonde, qui répare continuellement ses brèches, qui se fortifie, qui s’allonge, et embrassera bientôt toute l’armée. Elle avance, elle déborde Fontenoy, elle va nous couper en deux et rester maîtresse du champ de bataille. Étrange spectacle ! ordre et furie tout ensemble : une solidité impassible et un feu d’enfer. Maurice, avec sa verve rapide, a déjà conçu un nouveau plan : il laisse la terrible colonne s’engager entre nos feux, afin de la détruire d’un seul coup. C’est jouer gros jeu sans doute ; mais la prudence chez Maurice est toujours unie à l’audace, et si la manœuvre échoue, la retraite est assurée. Pendant six heures, de huit heures du matin à deux heures, on vit la colonne anglaise s’avancer toujours, à pas comptés, mais terrible ; pendant six heures, on vit nos meilleures troupes, cavaliers et fantassins, se briser contre ces remparts vivans qui vomissaient la mort. La bataille fut longtemps douteuse. Maurice suppliait le roi et le dauphin de s’éloigner, voulant à la fois ménager des existences précieuses à l’état et écarter les influences qui pouvaient contrarier ses plans. Le roi tint bon et resta fidèle jusqu’au bout à sa promesse d’obéissance. Maurice l’en remercie, dans un rapport au comte d’Argenson, avec une franchise toute militaire. « Je ne saurais vous faire d’assez grands éloges de la fermeté de son air et de sa tranquillité. Il a vu pendant plus de quatre heures la bataille douteuse, cependant aucune inquiétude n’a éclaté de sa part ; il n’a troublé mon opération par aucun ordre opposé au mien, qui est ce qu’il y a le plus à redouter de la présence d’un monarque environné d’une cour qui voit souvent les choses autrement qu’elles ne sont. Enfin le roi a été présent pendant toute l’affaire, et n’a jamais voulu se retirer, quoique bien des avis fussent pour ce parti-là pendant toute l’action[2]. »

On dit qu’à l’instant le plus périlleux de la crise, tandis que tous

  1. Maurice avoue pourtant qu’il aurait dû fortifier plus vigoureusement encore cette partie de ses lignes. Il s’accuse de l’échec subi par les troupes que surprit le premier choc de la colonne.
  2. Le maréchal de Saxe au comte d’Argenson. Du camp devant Tournay, 13 mai 1745. — Voyez Lettres et Mémoires du maréchal de Saxe, t. Ier, p. 234.