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de nouveaux soldats se rangeaient en foule sous nos drapeaux victorieux ; nous attendions tout de leur nombre, de leur chef et de leur courage. Espérance fallacieuse ! ce spectacle nous imposait. Celui pour qui nous avions entrepris de si grandes choses touchait à son terme… Frappé tout à coup sous la pourpre, il descend aux sombres demeures où la mort égale à jamais le pauvre et le riche, le faible, et le fort, le prudent et le téméraire. Ses braves soldats, qui avaient perdu le jour sous ses enseignes, l’environnent, saisis de crainte : Sage empereur, est-ce vous[1] ?… »

Pourquoi l’ancien frère d’armes de Maurice, en donnant ce libre cours à sa patriotique douleur, nous parle-t-il « de ressources épuisées qui ne laissent pas même la consolation de l’espérance ? » Nos documens des archives de Dresde complètent ici le discours de l’orateur. Le comte Loss, dans une de ses dépêches, annonce à l’électeur de Saxe que le roi Louis XV est dans la plus vive anxiété au sujet du maréchal Maurice. Le maréchal est atteint d’hydropisie, et l’on croit ses jours en danger. En tout cas, il paraît impossible qu’il supporte les fatigues d’une campagne. De là le désespoir du roi. « On a une si haute idée de la capacité et de l’expérience du maréchal, ajoute le comte Loss, qu’on est généralement persuadé que sa perte serait un malheur pour la France dans les circonstances présentes, n’y ayant guère de sujets capables de le remplacer parmi la quantité d’officiers-généraux dont le royaume fourmille. » Maurice triompha de la douleur par l’énergie de sa volonté. On sait sa réponse à Voltaire, qui, l’ayant rencontré avant son départ, lui demandait comment il pourrait faire dans cet état de faiblesse : « Il ne s’agit pas de vivre, mais de partir. » Grande parole, véritable cri du cœur où se révèle tout entier le soldat amoureux de la gloire ! Vivre ou mourir, qu’importe dès que le canon l’appelle ? Imaginez un tel homme au service d’une croyance, supposez qu’il se dévoue à une grande cause, à un principe sacré ; il n’y aura pas de plus magnanime figure.

Maurice prend congé du roi le 31 mars, et quelques jours après il arrive à la frontière de Flandre. Les soins de son médecin ordinaire, Sénac, et du chirurgien-major de ses houlans, M. Roth, le régime sévère qu’on lui impose, un traitement indiqué par l’illustre chef des animistes, le professeur Stahl de l’université de Halle, surtout l’ardente volonté du malade, lui permettent de déployer une activité prodigieuse au milieu des plus cruelles douleurs. Le 19 avril, il quitte Maubeuge avec son armée et la porte rapidement sous les murs de Tournay. L’attaque était si peu prévue, la marche fut si

  1. Vauvenargues, Discours sur l’inégalité des richesses.