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artisan de sa fortune. Un pareil disciple rehausse la gloire du maître. Laissé dans Prague avec une poignée d’hommes pour protéger les malades et les blessés, tandis que le maréchal de Belle-Isle emmène les débris de l’armée au milieu des glaces de la Bohême, Chevert est sommé de se rendre sans conditions ; il répond que, si le général autrichien ne lui accorde pas les honneurs de la guerre, il met le feu aux quatre coins de la ville et s’ensevelit sous les décombres. Quand on est entré à Prague par l’escalade, on y reste, et s’il faut en sortir, c’est l’épée haute et bannière en tête. L’ennemi, quoique vainqueur et animé par la vengeance, est subjugué par cette fière attitude. Encore une action engendrée par l’action du comte de Saxe. Qu’on se représente Chevert cinquante années plus tard, quelle grande figure de plus parmi les généraux de la république et les maréchaux de l’empire !

Où est Maurice pendant ces heures sombres ? Pourquoi ne le voit-on pas empêcher la retraite ou la couvrir ? Deux révolutions venaient de s’accomplir en Russie, et l’éternelle affaire de Courlande attirait de nouveau son attention. Vainqueur de Prague (novembre 1741), vainqueur d’Égra (avril 1742), Maurice croit avoir assuré le succès de la campagne ; il obtient un congé, arrive à Dresde le 1er mai et se dispose à partir pour la Russie, où l’appellent les deux confidens de la tsarine Elisabeth, Lestocq et La Chétardie.

On sait ce qu’était devenu le duché de Courlande depuis l’audacieuse tentative du comte de Saxe. Anna Ivanovna, nièce de Pierre le Grand, portée au trône en 1730 après la mort de Pierre II, avait donné la Courlande à. son amant le duc de Biren, naguère paysan courlandais, le Menschikof du nouveau règne. Anna meurt en 1740, laissant l’empire à un enfant, son petit-neveu, celui qu’on appelle Ivan VI, et la régence à Biren. La mère du petit Ivan[1], exclue du pouvoir ainsi que son mari le duc de Brunswick, se débarrasse de Biren par un hardi coup de main et s’empare de la régence. Biren était régent depuis le 28 octobre 1740 ; le 20 novembre, au milieu de la nuit, il est réveillé par les soldats du maréchal Münnich qui viennent l’arrêter, et comme il se débat, « donnant des coups de poing à droite et à gauche, » il est renversé à grands coups de crosse, bâillonné avec un mouchoir, garrotté avec l’écharpe d’un officier, traîné enfin, sans autre vêtement que sa chemise, dans le corps de garde du palais, où on le couvre d’un manteau de soldat pour le jeter dans la voiture du maréchal[2]. Un an plus tard, le

  1. Elle portait aussi le nom d’Anna ; on l’appelait la grande Princesse.
  2. Ces détails sont fournis par un des acteurs, M. de Manstein, aide-de-camp du maréchal Münnich. Voyez ses Mémoires, p. 362. Manstein ajoute avec un sang-froid qui n’est pas le trait le moins caractéristique de cette société barbare : « Tandis que les soldats avaient été aux prises avec le duc, la duchesse était sortie en chemise de son palais et courait après son époux jusque dans les rues, où un soldat la prit par le bras et la traîna auprès de Manstein, à qui il demanda ce qu’il en devait faire. Il lui ordonna de la ramener dans son palais ; mais le soldat, ne voulant pas s’en donner la peine, la jeta au milieu de la neige et s’en alla. Le capitaine de la garde, l’ayant trouvée dans ce pitoyable état, la releva, lui fit donner des habits et la ramena dans son appartement. » Ces mémoires sont rédigés en français. M. de Manstein, qui rencontra Voltaire à la cour de Frédéric II, lui communiqua son manuscrit en le priant d’y faire des corrections.