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moral, l’accident plus fort que la loi, et enfin les lois fatales du climat, de la race, de l’organisation, supérieures à ces lois idéales que les philosophes s’obstinent à exposer dans ces sciences vides et creuses que l’on appelle la morale et le droit naturel. Tel est le mouvement qui entraîne l’opinion au temps où nous sommes, et il n’y a pas de quoi être très fier.

Mais si la loi que nous avons mentionnée plus haut est vraie (et l’histoire de la philosophie démontre qu’elle est indubitable), si l’homme va sans cesse de lui-même aux choses pour revenir ensuite des choses à lui-même, ne craignez rien, dirai-je aux spiritualistes inquiets qui se voient dépassés, débordés et transportés, sans l’avoir voulu, du parti du mouvement au parti de la résistance ; ne craignez rien : dans vingt ans, dans trente ans, dans cinquante ans, qui sait ? demain peut-être, il se fera un mouvement en sens contraire ; il naîtra un penseur audacieux qui découvrira l’âme, et rappellera à l’homme étonné et ravi la dignité, la beauté, l’originalité de sa nature et de son rôle dans la création ; il lui apprendra ce qu’il aura oublié, à regarder au-dessus de lui et non au-dessous. Cette révolution n’a jamais manqué, et elle ne manquera pas plus dans l’avenir que dans le passé. Cent fois les hommes ont essayé de croire que Platon était un rêveur et que ses idées étaient des chimères, et cent fois les idées de Platon sont revenues illuminer l’âme humaine, et lui rendre l’espoir et la sérénité. Aujourd’hui même encore, malgré l’entraînement des études positives et de la méthode critique et empirique, on n’a pas dépouillé entièrement toute croyance platonicienne, et cet appel, si vague qu’il soit, à l’idéal, que nous trouvons à toutes les pages de M. Renan, est encore un vestige de platonisme. Un autre penseur, plus métaphysicien peut-être que M. Renan, et dont nous parlerons une autre fois, a essayé également de démontrer scientifiquement et la nécessité d’un idéal pour l’esprit, et sa non-existence dans l’ordre de la réalité. Je ne méconnais ni ne dédaigne ces derniers liens qui rattachent encore la philosophie nouvelle au platonisme et au spiritualisme ; mais cette doctrine d’un idéal non réel ne me paraît pas un moyen terme satisfaisant, c’est trop ou trop peu : trop pour les esprits positifs, qui n’admettent que les faits, trop peu pour les vrais idéalistes, qui veulent un monde intelligible et divin, type vivant et existant du monde sensible. Quoi qu’il en soit, ce dernier culte de l’idéal, si insuffisant qu’il soit, nous est encore une garantie et un gage que les idées spiritualistes ne périront pas.


PAUL JANET.