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premier aime les descriptions accentuées, burinées, individuelles ; il aime qu’un fait soit distinct d’un autre fait ; il tranche les différences, les rend saillantes, les met en relief, comme un physiologiste qui fait gonfler un vaisseau invisible pour le rendre visible. De telles précisions semblent à M. Renan contraires à la nature des choses ; pour lui, tout ce qui est précis est faux, tout ce qui est gros est grossier, toute définition est une convention. Il n’y a pas de fait précis et déterminé, il n’y a que des nuances, c’est-à-dire des passages insensibles d’un phénomène à un autre ; mais comme ces passages sont insaisissables quand il s’agit de phénomènes particuliers, on ne peut les surprendre que sur une assez vaste échelle : il faudra donc étudier les phénomènes généraux, les ensembles, les masses. De là le goût de M. Renan pour les généralités, quoique sa métaphysique soit toute phénoménale. M. Taine s’intéresse surtout aux individus. Il les dessine, il les grave, il les calque, il aime le trait cru et tranché, il aime enfin les monographies. M. Renan s’intéresse aux siècles, aux races, aux groupes généraux ; il en esquisse avec grâce et mollesse les nuageux et changeans contours. Il s’arrête difficilement et rarement à la description d’un fait particulier ; il préfère les oscillations, les vicissitudes, les révolutions flottantes des choses humaines. M. Taine aime les époques accusées, claires à l’imagination, les époques modernes et civilisées, la société de France et d’Angleterre du XVIIe ou du XVIIIe siècle ; M. Renan aime les sociétés primitives, les sources obscures et souterraines de la civilisation ; il se transporte volontiers en pensée sur ces hauts plateaux de l’Asie d’où l’on dit qu’est sortie la civilisation européenne, vers ces races primitives dont on ne connaît l’histoire que par les langues qu’elles ont parlées. Il aime l’embryogénie de la race humaine ; M. Taine en aime la physiologie et surtout la pathologie. Par toutes ces raisons aussi, M. Renan est bien moins éloigné que M. Taine d’admettre des causes immatérielles et métaphysiques, quoique son système, pris à la lettre, n’y conduise en aucune façon ; mais il ne veut pas que rien soit pris à la lettre, et la fluctuation incessante et volontaire de sa pensée le ramène par un chemin singulier à une sorte de spiritualisme très subtilisé. Comme il a horreur d’un fait trop déterminé, tout ce qui tend à circonscrire les choses d’une manière trop rigoureuse lui paraît faux. À ce titre, le matérialisme doit lui être une doctrine fausse ; la prétendue clarté de ce système est précisément ce qui lui en répugne, il n’y a de vrai que l’incertain et l’obscur. Par là M. Renan est conduit à reconnaître l’existence d’un je ne sais quoi dans la nature et dans l’homme. Ce je ne sais quoi, appelons-le âme, Dieu, ordre moral, et voilà un nouveau spiritualisme qui ne se distinguera de l’ancien