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dans le temps, mais dans l’espace ; elles existent principalement de race à race, de peuple à peuple, et même, je le suppose, d’individu à individu. Les opinions et les systèmes ne se mesurent donc pas sur la nature des choses : il n’y a pas de nature des choses, ou, si elle existe, elle est inaccessible ; mais ils se mesurent et se déterminent par l’état subjectif des individus, des siècles et des peuples. De là cette conséquence, que toute vérité est relative, c’est-à-dire qu’elle n’exprime que l’état d’esprit de celui qui l’énonce, et cette autre conséquence, que ce n’est pas la vérité en elle-même qui est intéressante, mais la recherche de la vérité, c’est-à-dire le déploiement des forces de l’âme. La nature est soumise à la même mobilité que l’humanité ; elle change toujours, quoique plus lentement, et si nous pouvions remonter assez haut et assez loin, elle aurait son histoire comme l’humanité elle-même. Les phénomènes naturels se modifient sans cesse autour de nous, et le tableau qui nous environne ne reste jamais un instant immobile. Cependant ces phénomènes sont soumis à des lois, et ces lois semblent éternelles et immuables ; au moins rien n’indique qu’elles aient commencé ou qu’elles en aient remplacé d’autres. Il y a donc des lois immuables dans le monde physique, pourquoi n’y en aurait-il pas dans le monde moral ? Mais alors tout n’est donc pas soumis à l’universel devenir ! Il y a des points fixes, et l’objet de la science est de les déterminer. Ce sont là les côtés obscurs de cette philosophie du relatif. En ai-je d’ailleurs bien compris, en ai-je fidèlement reproduit les principaux traits ? C’est ce que n’oserais affirmer. Pour exprimer une telle doctrine, il faut une langue souple et mobile, fine et flottante, quelque peu nuageuse. Cette langue, tout le monde ne peut la parler. Exprimées en langage exact, de telles idées paraissent changer de physionomie et n’être plus elles-mêmes ; la précision est contraire à leur nature : la mobilité universelle ne saurait s’exprimer sans contradiction par des signes déterminés.

Il est assez curieux de comparer l’une à l’autre, pour les mieux comprendre par le contraste, la philosophie de M. Taine et celle de M. Renan : la première, que j’appellerais volontiers la philosophie du fait, et la seconde la philosophie du phénomène. Quelle différence établissez-vous, me dira-t-on, entre un phénomène et un fait ? Voici comme je l’entends. Un fait est en quelque sorte un phénomène arrêté, précis, déterminé, ayant des contours que l’on peut saisir et dessiner ; il implique une sorte de fixité et de stabilité relatives. Le phénomène, c’est le fait en mouvement, c’est le passage d’un fait à un autre, c’est le fait qui se transforme d’instant en instant. — En partant de cette définition, je dis que M. Taine s’intéresse particulièrement aux faits, et M. Renan aux phénomènes. Le