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supérieurs. Chaque grand homme représente un nouveau développement de l’idée, il est donc nécessairement en lutte avec son temps : le milieu lui fait obstacle, il faut qu’il le brise, pour créer lui-même un nouveau milieu, qui sera un obstacle à un génie futur. Dans cette théorie, le génie devance les faits ; il n’en est pas l’expression, il en est la cause. L’idée qui est en lui est le seul principe véritablement actif de l’histoire. C’est donc dans l’idée des grands hommes et surtout des grands philosophes qu’il faut étudier l’histoire. Dans M. Taine, la théorie du génie est toute différente. Le génie n’est qu’un effet, il est le résultat et la combinaison de tous les phénomènes coexistant à un moment donné. Ce par quoi l’homme de génie surpasse les autres hommes et ce qu’il ajoute aux idées anciennes ne s’expliquent pas aisément dans cette hypothèse ; mais ce qui est certain, c’est qu’ici les idées, loin de devancer les faits, ne font que les suivre et les résumer ; loin d’expliquer l’histoire par les idées, il faut expliquer les idées par l’histoire. Dans le système de Hegel, l’extérieur n’est que le symbole de l’intérieur, le réel de l’idéal. Dans le système de M. Taine, tout est au rebours, le dedans vient du dehors, l’idéal n’est que le revers du réel ; enfin, comme disait Cabanis, le moral n’est que le physique retourné. Je ne juge point ces idées ; je les constate, afin de bien démêler le genre d’esprit philosophique qui paraît vouloir reprendre faveur parmi nous. Or cet esprit n’a emprunté à l’idéalisme allemand que son vernis et quelques formules : en réalité, c’est l’esprit sensualiste dans toute sa rigueur, dans toute sa sécheresse, dans toute sa brutalité.


II

Je ne retrouve pas davantage l’esprit véritable de l’hégélianisme dans la nuance d’opinion plus fine et plus distinguée que représente aujourd’hui avec un si grand éclat de talent M. Renan. Suivant cette manière de voir (si je la comprends bien, car elle est très subtile et très difficile à saisir), il n’y a pas de vérité absolue, ou, s’il y en a une, elle est inaccessible à l’homme : ce qui existe, ce sont des états successifs d’opinion, et ces états d’opinion sont eux-mêmes les effets de l’état perpétuellement changeant de l’humanité. L’humanité ne reste jamais deux instans de suite la même, elle est essentiellement mobile, et cette mobilité infinie d’états, déterminant une semblable mobilité de sensations, de sentimens, d’impulsions de toute nature, donne naissance aux croyances, aux doctrines, aux systèmes indéfiniment changeans, comme la substance dont ils sont les accidens. Ces différences n’ont pas seulement lieu