Page:Revue des Deux Mondes - 1864 - tome 52.djvu/478

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

que l’on appelle les idées panthéistes ; il passe et se donne volontiers lui-même pour un disciple d’Hegel et de Spinoza : il semble avoir l’ambition de réconcilier Hegel avec Condillac ou Mill[1], et la philosophie idéaliste du XIXe siècle avec la philosophie empirique et sensualiste du siècle dernier. C’est là une entreprise des plus difficiles. Le principe fondamental de la philosophie de Hegel (et en cela elle est toute platonicienne), c’est que le général existe avant le particulier, qu’il en est le fondement et pour ainsi dire la substance. La science n’est que la déduction a priori de tout ce qui est contenu dans l’idée de l’être. La seule méthode scientifique est la méthode spéculative, celle qui se place d’emblée dans l’absolu, et qui, partant d’une première intuition, descend, par une série d’antinomies et de synthèses, du général au particulier, de l’abstrait au concret, d’après des lois nécessaires. Dans cette philosophie, la science expérimentale ne doit être que la servante de la science spéculative, la nature doit se soumettre aux arrêts de la dialectique ; l’idée est le principe universel dont les choses ne sont que les manifestations. La philosophie qui ne voit rien au-delà des faits est donc radicalement contraire à la philosophie hégélienne. Or qu’est-ce que le condillacisme, même après les corrections de M. Mill ? C’est précisément la philosophie empirique dans ce qu’elle a de plus exclusif et de plus étroit, car la seule chose réelle et certaine pour le condillacien, c’est la sensation au moment où elle est sentie. C’est de ce principe si fragile, si fugitif, si mobile, qu’il faut faire sortir toutes les lois du monde visible et du monde invisible, les substances, les causes, les droits et les devoirs, et enfin le principe suprême, l’être absolu. Condillac et son école expliquent ce passage, si difficile à franchir par l’abstraction et la généralisation : c’est au moyen de l’analyse et de la comparaison des faits que nous passons du concret à l’abstrait et du particulier au général ; mais on a démontré surabondamment qu’une telle méthode ne peut conduire à aucune vérité absolue. Dans ce système, il n’y a que des vérités générales, d’une vraisemblance proportionnée au nombre des faits observés. Je ne juge pas cette philosophie, qui a été souvent discutée ; je me contente de dire qu’elle est radicalement le contraire de la philosophie hégélienne. Dans celle-ci, le général est immédiatement donné à l’esprit par l’intuition, et les déterminations ultérieures sont découvertes a priori par la raison. Dans celle-là, le général n’est que la somme des faits particuliers, et l’abstrait qu’une partie ou un point de vue de ces mêmes faits.

  1. Voyez son étude sur John Stuart Mill dans la Revue des Deux Mondes du 1er mars 1861.