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à l’égard du monde matériel n’a rien à voir avec la politique ni avec l’ordre de la société. Hume, le plus grand sceptique, était conservateur et, dit-on, jacobite. Berkeley l’idéaliste était évêque. L’oratorien Malebranche, qu’on n’a jamais appelé un révolutionnaire, pensait assez mal à l’égard de la matière. Enfin je n’ai jamais entendu dire que les révolutionnaires de 93 aient mis en doute l’existence des corps. Si Royer-Collard a cru devoir réfuter la doctrine de Condillac et de Hume, c’est qu’elle lui paraissait fausse ; je n’en vois pas d’autre raison. De même combien ne faut-il pas être prévenu pour voir dans Maine de Biran un homme préoccupé de morale et rétablissant l’idée de la force libre dans un intérêt pratique ? Rien n’est plus contraire au génie de Biran, le spéculatif par excellence. On voit que M. Taine est embarrassé d’expliquer comment il se fait que Biran, qui avait eu le bonheur de naître sensualiste, ne s’en est pas tout simplement tenu là ; il paraît donc que le sensualisme ne suffit pas à tout le monde. Il est devenu mystique, dites-vous. Je le veux bien ; mais le mysticisme n’est-il pas précisément la foi des spéculatifs ? Est-ce dans un intérêt pratique que l’on devient mystique ? Enfin ce n’est là qu’un accident individuel, qui ne touche pas à l’école entière, car en général elle ne pèche pas par le mysticisme. Jouffroy est celui de tous qui s’est le plus occupé de morale ; mais quoi ! n’y aura-t-il plus de moraliste désormais, et la science morale disparaîtra-t-elle de la philosophie ? ou bien le vrai moraliste doit-il absolument être de l’avis de Bentham ou d’Helvétius ? Comment peut-on accuser de sacrifier la science à la pratique l’homme qui a osé prononcer cette parole hardie, qu’un fanatisme absurde a si étrangement calomniée : « Le problème de l’âme, dans l’état actuel de la science, est un problème prématuré ! » Enfin M. Cousin, dans sa critique de Locke, dans sa critique de Kant, dans les argumens de Platon, dans ses fragmens, a prouvé que l’intérêt scientifique l’a préoccupé au moins autant que l’intérêt pratique. Ne peut-on pas dire d’ailleurs à M. Taine : « Si vous faites à ces philosophes un procès de tendance, de quel droit leur interdiriez-vous de vous en faire un également ? Vous dites que, s’ils soutiennent telle philosophie, c’est dans l’intérêt de la morale : qui les empêchera de vous dire que c’est par haine pour la morale que vous soutenez vous-même telle philosophie ? Les théologiens, vous le savez, ne se font pas faute de cet argument ; pour moi, je le déclare détestable, et j’aurais honte de m’en servir. Je suppose que la seule règle de vos raisonnemens, c’est le désir de voir clair dans vos idées : veuillez supposer la même chose de ceux qui ne pensent pas comme vous. »

J’ajouterai une observation qui mériterait de longs développemens.