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funeste en Grèce, car si ce pays doit trouver son salut dans un gouvernement libre et sincèrement constitutionnel, on ne peut cependant pas y mettre en pratique la maxime que « le roi règne et ne gouverne pas ; » le roi doit gouverner dans l’état hellénique, seulement il ne doit pas le faire seul ; il doit gouverner d’accord avec la nation, représentée par les grands corps constitutionnels.

Dans un pays en voie de formation, dans une société qui naît et se débrouille lentement du chaos, un guide est indispensable ; il faut une direction vigoureuse et effective pour empêcher les efforts individuels de se perdre et d’augmenter la confusion au lieu de servir le progrès. La nation grecque a le sentiment de cette nécessité, et c’est pour cela qu’après l’insuccès d’une première expérience elle a persisté, sans craindre une humiliation, à demander un roi aux familles souveraines de l’Europe. Elle a cherché dans son souverain un représentant de la civilisation occidentale, mais par là même elle lui a confié une grande mission, qu’elle ne saurait permettre à certains chefs de partis d’entraver au profit de leurs ambitions personnelles. Le rôle de la royauté grecque ne saurait donc être passif, et quand bien même l’état social actuel ne réclamerait pas l’initiative du souverain, le tempérament national en ferait une nécessité.

Le trait le plus saillant du caractère de la nation grecque est, aujourd’hui comme dans l’antiquité, l’esprit d’individualisme. Les hommes prennent vite en Grèce la place des choses ; les questions de personnes s’y substituent aux questions de principes. L’individu prévaut dans ce pays sur la loi et l’intérêt public ; son énergie propre est plus puissante que les institutions, dont il se fait un jouet. De là ces secousses trop fréquemment renouvelées, qui rendent les affaires helléniques si difficiles à comprendre pour ceux qui n’en ont pas fait une étude spéciale et qui cessent pendant quelque temps de les suivre ; de là cette marche par soubresauts, où l’on ne sait quelquefois s’il y a progrès ou recul, et dans laquelle une attaque inopinée vient presque à chaque instant mettre le gouvernement en échec. L’esprit national s’entretient ainsi dans le culte de la force, qui seule peut décider en l’absence d’une règle supérieure capable de discipliner toutes les volontés ; il se nourrit de ces goûts hasardeux qui, dans les régions infimes, se traduisent en actes de brigandage, dans les plus hautes sphères en coups de tête violens et irréfléchis.

Il est un étonnement que l’histoire de la Grèce depuis 1821 inspire au premier abord et que beaucoup de Grecs partagent eux-mêmes : ils se demandent comment il se fait que, du milieu des efforts héroïques de la guerre de l’indépendance, du sein du chaos au travers duquel le pays marche vers sa formation définitive, il ne