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est véritablement sacré, attaque seulement les préjugés d’où naissent les malheurs des peuples, éclaire les rois sur leurs devoirs et les sujets sur leur vrai bonheur, et ne peut subsister sans que de part et d’autre on respecte les lois. » — Gustave III n’eut pas Mably. Ce penseur solitaire, qui rejetait tous les genres de despotisme, avait professé dans son traité de la Législation, composé avant 1772, une profonde admiration pour le gouvernement de la Suède tel que l’avait fait la constitution de 1720. Il promettait à ce gouvernement une longue durée, tandis que le système anglais lui paraissait destiné à une ruine prochaine. Vainement Gustave accomplit-il avant la publication de l’ouvrage son coup d’état ; « le roi de Suède peut changer son pays, répond Mably, mais il ne changera pas mon livre ! » et l’obstiné prophète n’en répète pas moins sa prédiction déjà à moitié démentie. Une telle opposition ne pouvait d’ailleurs que profiter à Gustave auprès des encyclopédistes, avec lesquels Mably avait entièrement rompu. Le succès de ce côté était chose acquise, et le jeune roi, vainqueur du fanatisme et de l’anarchie, commençait à rêver une gloire pareille à celle que le XVIIIe siècle décernait aux souverains philosophes, à Catherine et à Frédéric. Pour que sa joie fût complète, il fallait qu’il obtînt les suffrages de nos salons, particulièrement ceux des grandes dames qui y régnaient, et auxquelles il avait vu les hommes de lettres obéir eux-mêmes en humbles courtisans.


II

Un groupe de femmes éminentes par l’esprit et le caractère donnait le ton, vers la fin du règne de Louis XV, à la société polie. Une seconde partie du siècle avait commencé, pendant laquelle l’exaltation romanesque introduite par Rousseau allait être accompagnée d’une noblesse de sentimens, d’une élévation d’idées et de vues politiques ou morales qu’on doit reconnaître, si l’on veut être juste envers ces dernières générations de l’ancienne France, qui se préparaient de la sorte à bien mourir. Que ce mouvement d’esprit amenât quelque pédantisme, apparent ou réel, dans les salons, cela est possible : Chrysale y eût assurément trouvé fort à redire ; mais combien les temps étaient changés ! On était loin de la sécurité d’autrefois ; certains périls étaient devenus trop visibles, et l’on ne se sent pas le cœur aujourd’hui de blâmer ou même de dédaigner des paroles émues décelant, à une telle heure, des cœurs animés de patriotisme et secrètement avertis. Ce changement faisait d’ailleurs partie d’une réforme morale dans laquelle les femmes éminentes pouvaient bien revendiquer leur part d’influence, tant la dignité de