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pour cela, comme il disait lui-même, et tout le succès en devait dépendre d’allusions fort transparentes à plusieurs épisodes de la politique contemporaine. — Le roi de Crète Teucer se trouve en présence de lois détestables qui datent d’un de ses prédécesseurs, le roi Minos ; la couronne crétoise est devenue élective, et le droit de veto accordé à chaque membre d’une aristocratie turbulente maintient une irrémédiable anarchie. Heureusement Teucer a fait de lointains voyages : il a visité, lui aussi, le pays des Velches ; il a vu des cours aussi éclairées que celle de Versailles et des capitales aussi policées que Paris ; il a lu des livres qui ne le cèdent en rien à l’Encyclopédie et à l’Essai sur les mœurs, Teucer est donc, à son retour, un roi philosophe ; mais quand il veut mettre la main aux réformes pour détruire les préjugés et changer les lois qui déshonorent son pays, il rencontre l’opposition des nobles et celle d’un grand-prêtre, par l’ordre duquel, suivant une odieuse coutume, une jeune captive va être sacrifiée. L’archonte Mérione lui représente l’inutilité de sa généreuse entreprise, qui échouera devant le veto des sénateurs. Teucer n’obtiendra rien que par les armes ; il accomplit son coup d’état, renverse l’autel du fanatisme, détruit par la flamme le temple même, et pardonne aux vaincus :

Vis, mais pour me servir, superbe Mérione.
Ton maître t’a vaincu, ton maître te pardonne.
La cabale et l’envie avaient pu t’éblouir,
Et ton seul châtiment sera de m’obéir.

Lequel des rois contemporains Voltaire désignait-il sous le nom de Teucer ? Il disait qu’il avait voulu donner un bon conseil au malheureux roi de Pologne. Le succès de Frédéric II et de Catherine n’était pas entièrement décidé ; on pouvait croire encore que Stanislas-Auguste, par un acte de vigueur, affranchirait son royaume ; un tel résultat se serait trouvé conforme au vœu public, et Voltaire, qui n’avait réellement en vue qu’un seul triomphe, celui de la philosophie, aurait accueilli un coup d’état de Stanislas-Auguste, l’ami de Mlle Geoffrin et le défenseur de la liberté religieuse, tout aussi volontiers qu’il accueillit bientôt après le triomphe du roi de Prusse et de l’impératrice de Russie. L’important, c’était qu’on eût fait place à la philosophie marquée de la bonne estampille ; dès lors on avait bien agi, fût-on Frédéric ou Catherine. Il y avait cependant un point de politique tout intérieure sur lequel Voltaire n’était pas en ce moment d’accord avec l’opinion. La ruine des parlemens lui avait plu, parce qu’il voyait toujours dans ces anciens corps les juges de Calas et de La Barre ; s’inquiétant fort peu des progrès de l’autorité royale, si le fanatisme était puni, il célébrait en prose et