Page:Revue des Deux Mondes - 1864 - tome 52.djvu/367

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

contre-partie brillante. Ceux qu’irritaient l’indigne politique de la Russie et de la Prusse et l’inaction de la France, Gustave III les charmait par une revanche heureuse : c’était pour eux une consolation de penser qu’un allié de la France avait employé nos subsides à remporter cette victoire. Le roi de Suède n’avait qu’à entretenir ces bonnes dispositions pour se concilier, par les suffrages de la société française, une autorité morale qui lui était fort nécessaire au moment où son pouvoir n’était pas encore entièrement établi.

Le plus pressé était d’observer la cour de Versailles, afin de se ménager constamment la faveur de ceux qui y domineraient. C’était là en effet que des changemens subits pouvaient résulter du contrecoup de l’opinion, soit qu’elle renversât le duc d’Aiguillon pour ramener Choiseul aux affaires, soit qu’elle entraînât Mme Du Barry elle-même. Il fallait prévoir de telles vicissitudes, tenir de puissantes amitiés en réserve, ne se compromettre ni avec les vainqueurs ni avec les vaincus. Gustave devait donc être amplement informé, et c’était pour cela qu’il entretenait avec un zèle infatigable de nombreuses correspondances. Son ambassadeur à Paris, le comte de Creutz, suivait particulièrement avec une attention scrupuleuse et lui traduisait avec exactitude tous les mouvemens de la cour ; c’était à lui de pressentir les changemens de ministres et de favoris, d’annoncer à l’avance les triomphes et les disgrâces, afin que son maître ne fût jamais pris au dépourvu. Aussi ses dépêches politiques sont-elles presque toujours accompagnées de renseignemens purement personnels qui forment de curieux tableaux. Creutz avait plusieurs des qualités nécessaires pour se bien acquitter d’un tel rôle : il était depuis longtemps à Paris, il connaissait à fond la cour et la ville. Causeur agréable, il trouvait bon accueil dans les cercles voisins de Versailles et dans les salons de l’aristocratie comme chez Mme Geoffrin et Mme Du Deffand. Il avait le cœur ouvert, il était insinuant. Son accent étranger donnait du piquant à l’enthousiasme naïf de son langage universellement flatteur. Il disait à chaque femme qu’elle était un anche, et si on lui parlait avec admiration du roi son maître, on lui ouvrait les portes de la béatitude éternelle. Comme il ne manquait d’ailleurs ni de zèle ni de finesse, c’était pour Gustave III un excellent informateur.

Gustave se croyait assuré de l’amitié du roi de France. Il lui avait témoigné la reconnaissance et le respect dus à un protecteur, il honorait de plus en lui un dernier représentant, par ses grâces personnelles, de cette majesté royale dont le roi de Suède était épris en même temps que des nouvelles idées ; mais il savait aussi combien l’invincible apathie de Louis XV rendait son commerce peu sûr : dédaigneux en apparence de l’opinion, le vieux roi voulait cependant