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quand s’opérait le premier partage de la Pologne, chacun du moins buvait sa honte en silence. Le principal secrétaire d’état de sa majesté britannique, un lord Suffolk, si je ne me trompe, confiait en chiffres à son ministre en Prusse, M. Harris, les stériles regrets que lui inspirait le malheur de la Pologne, et s’il est vrai que Louis XV ait dit, avec une vapeur d’ennui, que cette spoliation ne se fût point accomplie, si Choiseul eût été là, ce propos ne tombait que dans les oreilles de quelque valet de cour. L’obscur ministre anglais et le vieux débauché de Versailles n’avaient pas de compte à rendre à leurs contemporains ; ils n’étaient justiciables que devant la postérité, dont ils se souciaient peu ; mais aujourd’hui les hommes d’état sont en présence d’une postérité contemporaine. Ils sont obligés d’associer sur-le-champ le public à la honte et à la douleur de leurs confessions, et comme il est dans la nature humaine de toujours vouloir excuser ses défaillances, ils expliquent leurs fautes par des motifs dont la révélation candide est peut-être plus compromettante que les fautes commises elles-mêmes.

Nous avons un curieux échantillon de ces ouvertures soudainement percées sur les motifs politiques qui dirigent l’Europe dans le discours que lord Russell a prononcé avant-hier à la chambre des lords. Lord Russell ne s’est pas contenté de faire sa confession, il a fait celle des autres. Il a dit que la Russie n’avait pas voulu prendre de concert avec l’Angleterre des mesures actives en faveur du Danemark. Il ne s’est point étendu sur les motifs de la Russie, et ce n’était point en effet nécessaire : tout le monde comprend que la Russie, qui l’année dernière n’a eu d’autres alliés que le roi de Prusse et M. de Bismark, qui regarde la Prusse comme le boulevard de ses possessions polonaises, ne puisse avoir la pensée de se mettre en guerre contre le gouvernement prussien. Les scrupules qui ont arrêté le gouvernement français étaient plus curieux à connaître. L’année dernière, en effet, le gouvernement français ne reculait point devant la perspective d’une guerre contre la Russie et même contre la Prusse, pourvu que le concours de l’Angleterre lui fût assuré. Nous avons manœuvré pendant toute l’année dernière pour attirer l’Angleterre dans une alliance offensive contre la Russie. Si l’Angleterre eût voulu nous suivre, nous nous fussions chargés des opérations continentales, et nous serions passés sans hésiter sur l’Allemagne pour arriver jusqu’en Pologne. Ce que l’Angleterre a fait cette année pour le Danemark, nous le faisions il y a un an pour la Pologne. Si l’Angleterre, avec toute la peine qu’elle s’est donnée pour réunir une conférence, a encouragé le Danemark à une résistance désespérée, il faut bien convenir que l’activité de notre intervention diplomatique a soutenu pendant de longs mois les espérances persévérantes de la noble et malheureuse insurrection polonaise. Cette année, les affaires du Danemark inspiraient tout à coup à l’Angleterre ces dispositions à l’action que les affaires de Pologne avaient éveillées en nous quelques mois auparavant. Chacun demeurant fidèle aux intérêts qu’il avait épousés, l’accord semblait facile à con-