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il existe une certaine zone dans laquelle se confondent la langue et les coutumes, une sorte de terrain neutre. Ici la plaine qui sépare les deux villes extrêmes n’offre ce caractère que jusqu’à un certain point. À peine arrive-t-on sur le territoire portugais que l’aspect du pays paraît se modifier ; la culture du maïs, exigeant un arrosage continuel, tranche par une fraîcheur relative sur les plaines à froment de l’Estramadure espagnole. D’ailleurs les échanges sont si rares entre ces populations qu’elles paraissent peu désireuses de se comprendre et gardent respectivement leur langue dans toute sa pureté, bien que les travaux de chemins de fer aient déjà opéré une certaine fusion.

Il ne faudrait pas toutefois juger l’entrée du Portugal comme des plus faciles. La route que nous suivions, comme toutes celles qui de ce côté viennent de l’Espagne, aboutissait aux portes d’Elvas. Là nous devînmes pour un instant la propriété du préposé à la garde des portes. On s’occupe fort peu, je dois le dire, des passeports ; pas une question indiscrète n’est adressée au sujet de la contrebande. En revanche, lorsqu’il s’agit de s’assurer que les voyageurs n’introduisent du tabac sous aucune forme, les tracasseries deviennent, insupportables. Ce n’est point le gouvernement qui exerce ici le rôle de fâcheux, c’est l’agent de la compagnie des tabacs. Moyennant la somme de 9 millions de francs par an, l’état afferme à une puissante société de capitalistes le monopole de vente de ce narcotique. Le public, livré à la royale société, doit accepter sans mot dire tout un système de surveillance qui souvent le met à la merci des intermittences de bonne ou mauvaise humeur d’employés faméliques. Cette tyrannie au bénéfice d’un monopole particulier a quelque chose d’odieux. Heureusement le Portugal est à la veille de voir disparaître cet état de choses ; une loi nouvelle tend à introduire une certaine liberté de vente qui, si elle n’assimile pas encore le tabac à tout autre produit, n’en est pas moins un véritable progrès et une heureuse innovation.

Au sortir d’Elvas, le Portugal se présente sans mélange. Le panorama et les coutumes espagnoles ont bien réellement disparu. Quatre chevaux fougueux ont remplacé les mules légères dans l’attelage de la malle-poste, conduite désormais par un grave cocher vêtu d’une livrée aux armes royales portugaises. À l’un des relais, je voulus aller sur l’impériale pour mieux jouir de l’aspect du pays et de la fraîcheur que le vent de la mer nous apportait déjà ; mon étonnement ne fut pas mince de me trouver sur le siège à côté d’un cocher, gros et gras Normand, qui entra immédiatement en connaissance et me narra son odyssée, Pendant la régence de dom Fernando, il était venu conduire des chevaux pour l’attelage de la