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et, d’abord faibles, ont fait successivement des conquêtes qu’elles ont gardées, et qui sont devenues un domaine de jour en jour plus étendu et moins contesté ?

Le fait qui soulève ces questions en contient en même temps la réponse. L’homme a, sur l’objet fondamental de la métaphysique, des lumières primitives, héritage et dot de la nature humaine plutôt que conquête de la science humaine : la métaphysique les recueille comme un flambeau à la lueur duquel elle marche dans une route obscure et indéfinie ; elle a dans l’homme même son point de départ profond et assuré, mais son point de mire est en Dieu, c’est-à-dire au-dessus de sa portée.

Est-ce à dire qu’il faille renoncer à l’étude des grandes questions qui sont l’objet de la métaphysique, comme à un travail vain où l’esprit humain tourne indéfiniment dans le même cercle, incapable non-seulement d’atteindre le but qu’il poursuit, mais d’avancer en le poursuivant ?

On a bien des fois, et plus habilement que ne le fait de nos jours l’école positiviste, prononcé contre la métaphysique cet arrêt. L’esprit humain ne l’a jamais accepté et ne l’acceptera jamais ; les grands problèmes qui dépassent le monde fini sont posés devant lui ; il ne renoncera jamais à tenter de les résoudre, un invincible instinct l’y pousse, un instinct plein de foi et d’espérance, quel que soit l’insuccès répété de ses efforts. L’homme est le même dans la sphère de la pensée que dans celle de l’action ; il aspire plus haut qu’il ne peut atteindre ; c’est sa nature et sa gloire, et s’il y renonçait, il prononcerait lui-même sa déchéance. Mais il faut que, sans abdiquer, il se connaisse ; il faut qu’il sache que sa force est ici-bas infiniment moindre que son ambition, et qu’il ne lui est pas donné de connaître scientifiquement ce monde de l’infini et de l’idéal vers lequel il s’élance. Les faits et les problèmes qu’il rencontre là sont tels que les méthodes et les lois qui dirigent l’esprit humain dans l’étude du monde fini ne s’y appliquent point. L’infini est pour nous objet de croyance, non de science, également impossible à rejeter et à pénétrer. Que l’homme ait un profond sentiment de cette double vérité, qu’il reconnaisse les limites de sa puissance scientifique en conservant toute son ambition intellectuelle : il ne tardera point à reconnaître aussi que, dans les rapports du fini avec l’infini et de lui-même avec Dieu, il a besoin d’un secours supérieur, et que ce secours ne lui manque point. Dieu a donné à l’homme ce que l’homme ne peut conquérir, et la révélation divine lui ouvre ce monde de l’infini où, par lui-même et à lui seul, l’esprit humain ne saurait porter la lumière. C’est de Dieu qu’il la tient.


GUIZOT.