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constante. D’où viennent ce mélange et ce combat ? Est-ce le bien ou le mal qui est la condition et la loi de l’homme et du monde ? Si c’est le bien, comment le mal y est-il entré ? Pourquoi la souffrance et la mort ? Pourquoi le désordre moral, le malheur si fréquent des bons, le bonheur si choquant des méchans ? Est-ce là l’état normal et définitif de l’homme et du monde ?

L’homme se sent à la fois grand et petit, fort et faible, puissant et impuissant. Il s’admire, il s’aime, et pourtant il ne se suffit point à lui-même ; il cherche un appui, un secours au-delà et au-dessus de lui-même ; il demande, il invoque, il prie. Que veulent dire ces troubles intérieurs, ces élans alternatifs d’orgueil et de faiblesse ? Ont-ils ou non un sens et un objet ? Pourquoi la prière ?

Ce sont là les problèmes naturels, tantôt obscurément pressentis, tantôt clairement posés, qui, dans tous les temps, chez tous les peuples, sous toutes les formes et à tous les degrés de la civilisation, par instinct ou par réflexion, se sont élevés et s’élèvent dans l’âme humaine. Je n’indique que les plus grands, les plus apparens ; j’en pourrais rappeler bien d’autres qui se rattachent à ceux-là.

Non-seulement ces problèmes sont naturels à l’homme ; ils ne le sont qu’à lui, ils sont son privilège. Parmi toutes les créatures à nous connues, l’homme seul les entrevoit et les pose, et éprouve un besoin impérieux de les résoudre. J’emprunte à M. de Chateaubriand ces belles paroles : « Pourquoi le bœuf ne fait-il pas comme moi ? Il peut se coucher sur la verdure, lever la tête vers les cieux, et appeler par ses mugissemens l’être inconnu qui remplit cette immensité ; mais non, préférant le gazon qu’il foule, il n’interroge point, au haut du firmament, ces soleils qui sont la grande évidence de l’existence de Dieu. Les animaux ne sont point troublés par ces espérances que manifeste le cœur de l’homme ; ils atteignent sur-le-champ à leur suprême bonheur ; un peu d’herbe satisfait l’agneau, un peu de sang rassasie le tigre. La seule créature qui cherche au dehors, et qui n’est pas à soi-même son tout, c’est l’homme[1]. »

De ces problèmes naturels et propres à l’homme sont nées toutes les religions ; elles ont toutes pour objet de satisfaire la soif qu’a l’homme de les résoudre. Comme ces problèmes sont la source de la religion, les solutions qu’ils reçoivent en sont la substance et le fond. C’est, de nos jours, une tendance assez commune de faire consister essentiellement, je pourrais dire uniquement, la religion dans le sentiment religieux, dans ces belles et vagues aspirations qui sont ce qu’on appelle la poésie de l’âme, en dehors et au-dessus

  1. Génie du christianisme, t. Ier, p. 208, édit. de 1831.