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dans la vente. Autrefois le commerce allait mieux ; au sortir de la table d’hôte où la diligence s’arrêtait, on entrait chez le sculpteur, on y trouvait tous les chefs-d’œuvre étalés, et l’on achetait une statue tout comme on eût fait à Montélimart pour une boîte de nougats ou pour une caisse de pruneaux à Tours. Outre les statues, les réductions, les bustes-portraits, Carrare se charge encore de l’ornement : panneaux, trumeaux, chambranles de cheminées de luxe ; enfin le style funéraire lui-même n’est pas dédaigné, et plus d’un tombeau de prix, commandé par le Chili, le Pérou, la Russie ou l’Espagne, est dessiné, puis ciselé dans les ateliers carrarais[1].

L’académie de Carrare renferme la copie de tous les modèles antiques ou modernes de quelque renom. C’est là que la jeunesse du pays vient se former dans l’art délicat de l’imitation du relief par le dessin et le moulage. Il y a aussi une école de nu, où l’on travaille d’après le modèle vivant. Enfin ceux que la statuaire n’attire pas étudient l’ornement et demandent à la feuille d’acanthe, aux griffons ailés ou aux arabesques le secret de leurs capricieux contours. Les élèves couronnés chaque année sont envoyés à Rome. La municipalité carraraise et quelquefois le gouvernement italien acquittent une partie de leur pension.

On remarque à l’académie de Carrare un bas-relief antique fort curieux au point de vue de l’archéologie et de l’histoire. Ce bas-relief, transporté depuis six mois seulement à l’académie, a été sculpté, au temps de l’exploitation romaine, sur un bloc de marbre tenant à la montagne. La carrière d’où ce bloc a été tiré a pris au moyen âge et a conservé le nom de Fantiscritti (mot à mot, soldats sculptés), à cause du sujet même que représente le bas-relief, ou plutôt de l’explication qu’en donnaient les gens du peuple. Voici maintenant comment les artistes et les archéologues italiens interprètent généralement ce sujet. Jupiter, Hercule et Bacchus se présentent ensemble, de face. Le père des dieux et des hommes, reconnaissable

  1. A Carrare, tout le monde est sculpteur, plus ou moins, n semble qu’il y ait une relation Becrète, mystérieuse, entre les qualités physiques et morales d’un peuple et les caractères lithologiques des terrains qu’il habite. On ingénieur, M. A. Burat, a fort bien exprimé ce fait dans sa Géologie appliquée ; il cite à ce propos Carrare et ses marbres, Volterra et ses albâtres, et fait justement observer que l’existence de quelques roches propres aux ouvrages d’art peut rendre communes des qualités rares partout ailleurs. Le géographe Repetti, étudiant surtout le côté physique de la question, avait déjà remarqué que les Carrarais, ses compatriotes, manifestaient dans leur caractère je ne sais quelle souplesse, quelle malléabilité en rapport avec celles des marbres de leur pays. L’habitant d’un territoire calcaire ne pense et n’agit pas comme celui qui habite un sol schisteux ou granitique. En France, dit avec raison le père de la géologie moderne, M. Élie de Beaumont, les expressions de Provençal, Gascon, Auvergnat, Parisien, correspondent à autant de régions géologiques différentes.