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au tombeau de l’empereur. Sa surdité l’avait forcé de renoncer à la mer, et alors il était entré dans les carrières, afin, disait-il, de ne pas déroger, et de continuer à servir dans les marbres.

C’est en compagnie de ces deux guides que je partis le matin dès l’aube de Seravezza. Remontant le cours de la Serra, nous traversâmes d’abord le village de Rimagno, où les scieries de marbre et les frulloni faisaient entendre leur bruit habituel. Malgré l’heure matinale, les actives ménagères se montraient déjà aux fenêtres, et de petits gamins en haillons préludaient à leurs jeux bruyans dans l’unique rue du hameau. « E un Francese (c’est un Français), » disaient quelques-uns en me regardant avec cette curiosité inquiète et pleine d’intuition particulière à l’enfance. « Dove andate, demandaient d’autres plus hardis à mes guides ; où allez-vous donc ainsi ? »

Bientôt nous nous croisâmes avec les femmes des villages environnans, qui, pendant que leurs maris se rendaient aux chantiers, allaient au marché voisin faire leurs provisions de la semaine ou porter des fruits, du lait, des légumes. Un panier sur la tête, les mains occupées à tricoter des bas, elles marchaient nu-pieds sur les pavés froids et glissans du chemin, et charmaient la longueur de la route en récitant le rosaire. L’une d’elles entonnait les versets d’une voix monotone, et les autres répondaient machinalement sur le même rhythme, tout en faisant courir l’aiguille agile entre leurs doigts. À la manière dont elles débitaient l’Ave Maria, on devinait que c’était affaire d’habitude, de pratique superstitieuse, plutôt que de vraie dévotion.

Après avoir tourné à droite, nous gravîmes une pente raide, pavée, sans doute une de ces vieilles routes qui reliaient jadis la Toscane au duché de Modène, et nous atteignîmes bientôt le village d’Azzano, au-delà duquel il fallut prendre un petit sentier à mi-côte. À nos pieds s’étendait la vallée étroite de la Serra. Le bruit du torrent, roulant sur les galets de son lit, montait vaguement jusqu’à nous. Sur le versant qui nous faisait face se développaient presque à pic les carrières de la Capella et celles de Trambiserra, où avait travaillé Michel-Ange. Celles-ci étaient pour le moment abandonnées ; mais des chantiers étaient ouverts sur d’autres points, et déjà l’écho était troublé par le bruit des coups de mine ébranlant les vallons, par le son métallique du ciseau d’acier sur le marbre, ou le roulement des blocs à la descente. À gauche le Mont frappé de la foudre (il Monte Fulgorito), à droite l’Altissimo, deux immenses murs parallèles de calcaire, s’unissant par un col d’une dépression à peine sensible, fermaient la vallée. Sur ce col, des schistes mêlés de noyaux siliceux venaient buter contre les marbres, qui, violemment soulevés à cette hauteur, s’étaient inclinés sur eux-mêmes.