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agens restés cachés, granités, serpentines ou porphyres, roches ignées bouillonnant dans le laboratoire central toujours en travail sous la faible croûte de notre globe, sont les mêmes qui, grâce à un excès de chaleur et de pression, ont transformé en marbres, c’est-à-dire en calcaires cristallins, les calcaires primitifs du pays[1]. C’est là une hypothèse qu’encouragent parfaitement les leçons de la géologie moderne ; mais quel maître possède à fond la science de la formation du globe ? La vérité de la veille ne devient-elle pas trop souvent l’erreur du lendemain ? La vérité même, sur ce point comme sur tant d’autres, sera-t-elle jamais dévoilée ? Et un poète, un penseur, qu’on est tenté de citer sans cesse quand on aborde la philosophie des sciences naturelles, n’écrivait-il point récemment : « Le chaos ne lâchera pas sa proie, et le mot mystère est écrit sur le berceau de la vie terrestre[2] ? »


II

Après avoir parcouru le Giardino, je devais une visite aux autres carrières de l’Altissimo, à ces gisemens que découvrit et exploita un moment Michel-Ange, heureux de voir sa patrie fournir le marbre du tombeau de Jules II et de la façade de l’église Saint-Laurent de Florence. Mon guide ordinaire, Niccolino, qui connaissait si bien toutes les traditions et légendes locales, ayant été appelé à Carrare le jour même où je voulais tenter cette nouvelle ascension, me présenta comme cicérone pour le remplacer son fils Antonio et le capocava (chef de carrière) Agostino Falconi. « Ce sont mes lieutenans, dit-il, vous pouvez avoir en eux toute confiance. » Antonio était un vigoureux garçon, à la jambe alerte, au regard vif, à la figure franche, et habitué dès son enfance aux carrières. Agostino, plus solidement bâti encore, était moins allègre. Une surdité précoce, contractée dans son état de marin ? lui donnait un certain air de mélancolie. Il avait fait jusqu’à six voyages au Havre et à Rouen, toujours pour porter des marbres, ceux entre autres destinés

  1. On suppose aujourd’hui en géologie que les calcaires, pour passer à l’état de marbres, ont dû être soumis à un excès de pression et de chaleur, et l’on cite à l’appui de cette opinion la fameuse expérience des physiciens anglais Hutton et Hall, qui, ayant fait chauffer de la craie dans un canon de fusil hermétiquement fermé, la transformèrent en marbre. Faut-il passer ainsi du particulier au général ? Les marbres n’ont-ils pas pu se déposer a l’état cristallin dans les eaux qui les renfermaient en dissolution ? La célèbre fontaine de Sainte-Allyre, à Clermont, donne des dépôts calcaires rappelant parfaitement la cristallisation du marbre statuaire. Il n’est donc pas besoin forcément de recourir au métamorphisme par la chaleur et la pression pour expliquer la formation des marbres en géologie.
  2. George Sand, Voyage dans le cristal ; voyez la Revue du 1er et du 15 janvier 1864.