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lorsque, douze ans plus tard, la princesse Elisabeth, poussée par Lestocq et le marquis de La Chétardie, s’empara si résolument du trône de Russie avec ses deux cents grenadiers dont elle resta le capitaine[1] ? Ni Lestocq ni La Chétardie n’auraient eu besoin de donner le signal de la révolution. Il est probable que cet acte hardi aurait devancé l’année 1741. Le duc de Biren n’eût pas été régent après la mort d’Anna Ivanovna (1740), la duchesse Anna n’eût pas été régente ; les destinées de la Russie auraient suivi certainement un autre cours, et nous connaissons assez le cœur de Maurice pour affirmer que le règne d’Elisabeth n’eût pas été marqué par les cruautés qui lui impriment dans l’histoire une flétrissure éternelle. On aurait vu peut-être des tragédies d’un autre genre ; qui l’eût emporté du généreux Maurice ou de la féroce Elisabeth ? Ces rêveries, que l’imagination ne peut écarter tout à fait en présence de rapprochemens aussi extraordinaires, sont demeurées le secret du comte de Saxe. Il est impossible qu’un esprit si vif, si plein de ses souvenirs et toujours si porté aux aventures, n’ait point ressenti quelque émotion en assistant du sein de sa gloire aux honteux exploits de la femme qui aurait pu lui donner un empire. Nous n’en trouvons pourtant aucune trace dans ses lettres[2]. Quels qu’aient pu être ses sentimens à cette époque, nous l’estimons heureux d’avoir été conduit par la fortune dans notre France du XVIIIe siècle. Pendant qu’Elisabeth envoyait quatre-vingt mille infortunés en Sibérie, et parmi eux les plus dignes serviteurs de l’état, un Münnich, un Ostermann, Maurice, escaladant la brèche de Prague, donnait à nos soldats un chef digne de leur courage. Elisabeth arrêtait pour longtemps en Russie l’œuvre civilisatrice de Pierre le Grand ; Maurice, au milieu de nos mœurs amollies, relevait toute une nation en ramassant l’épée de la France. Lequel des deux avait régné ?

Tandis que Lefort combinait les projets de mariage dont nous venons de raconter la rupture soudaine au mois de mars 1729, Maurice avait fait une perte dont on aimerait à le voir plus profondément affligé. Sa mère était morte à l’abbaye de Quedlinbourg dans la nuit du 15 au 16 février 1728. D’après tous les biographes d’Aurore de Kœnigsmark, la vie de la pauvre femme fut abrégée par la douleur que lui causèrent les événemens de Courlande. Dédaignée par le roi, combattue sans cesse par Flemming, elle avait mis tout

  1. Voyez Ernest Hermann, Geschichte des russischen Staates, t. IV, p ; 679.
  2. Nous savons seulement et nous raconterons plus tard que le comte de Saxe, pendant la campagne de 1741, ayant eu un congé pour aller à Moscou, y fut reçu magnifiquement par la tsarine Elisabeth. C’était au lendemain de la chute de Biren, duc de Courlande. Maurice, qui sollicitait l’appui de la tsarine pour la revendication de ses droits, n’obtint d’elle, malgré ce fastueux accueil, qu’une réponse insignifiante.